UNIVERSITÉ SAINT-JOSEPH
FACULTÉ DE SCIENCES RELIGIEUSES
DÉPARTEMENT D'ÉTUDES ISLAMO-CHRÉTIENNES
BEYROUTH - LIBAN
Année Académique 1977-1978
L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE ET SON LANGAGE
La Tradition chrétienne
par le Père André SCRIMA
N. B. Le texte de ce cours a été rédigé d'après des notes d'étudiants. Il est destiné à l'usage exclusif des auditeurs et toute autre utilisation en est formellement interdite.
Le professeur en charge du cours n'ayant pas lu, révisé ou corrigé - que ce soit dans son ensemble ou dans ses différents paragraphes - le présent texte, sa responsabilité ne saurait être engagée à aucun titre.
2. La Révélation.
2.1. « Radicalité » du projet christique : « ouverture – dévoilement » en Dieu et du côté de l'homme.
2.2 L’Incarnation : le problème de la « communication – désir » de Dieu, de la « distance », de l'union.
2.3. L'Esprit de Dieu (et de l'homme) : « l'Inconnu » en Dieu. Révélation « close » et « ouverte ». Liberté et passion créatrice.
3. Itinérance (« Je suis la Voie »).
3.1. « Stabilité » et « pèlerinage » comme catégories de la vie spirituelle (et de l'histoire).
3.2. « Nomades » et « sédentaires » dans la tradition chrétienne (« désert » et « cité » ; « hospitalité » et « refus ». Le Christ, « seul étranger à Jérusalem », cf. Luc, 24, 18).
3.3. Pérégrination, histoire, eschatologie. Domination, pouvoir et crise (jugement).
4. Lieux et signes
4.1. La Parole (« Qui parle ? ») et l'Écriture (« peuples du Livre »). Prophétie du sens.
4.2. Le langage (concept, image, symbole ; les « idolâtries » des formes, du langage, de l'esprit).
4.3. Les symboles cosmiques : espace, temps, lumière ; eau, feu ; la montagne et la caverne.
4.4. Le langage et les symboles du corps (gestes, cœur, souffle).
4.5. « Méthodes » (voies) de vie spirituelle (tradition chrétienne orientale et occidentale). Silence (de Dieu et de l'homme) ; « pauvreté » et « don ».
4.6. « Compagnons de route » : je, tu, il. La « personne », l'espace inter – personnel. Communication = communion : amour crucifié, amour ressuscité, amour oublié, cf. Apoc. 2, 1-6).
5. Le « Terme » (sans fin).
5.1. Présence et avènement (Alpha et Omega).
5.2. « ... de commencement en commencement par des commencements qui n'ont pas de fin ».
N.B. Le cours comporte, en outre, une assez large part faite aux projections de diapositives sur le « langage de l'art » chrétien (Orient et Occident : iconographie, architecture, art des cathédrales, enluminures) et, éventuellement, à la présentation d’enregistrements de musique liturgique traditionnelle (cette partie se situera, normalement, dans le cadre de la section 4 - Lieux et signes).
Cours 16 novembre 1977
Un Cours
Un cours, en lui-même, comporte un double aspect : un aspect « d'exposé » : on expose, on pose en développant. Un autre aspect : le professeur « s'expose » aussi, il se risque. Il s'expose devant vous, par exemple, au malentendu, à la difficulté unanime de toute communication limitée.
« Nous parlons et nous pensons toujours avec des paroles » (Bergson) : la parole est successive, on ne peut pas tout dire à la fois. Il y a un « discours », autrement dit, un développement successif, dans le temps, qu'on ne peut pas tenir, ni même, souvent prévoir entre le commencement d'une phrase et sa fin, entre l'enchaînement de plusieurs phrases à l'intérieur d'une période du cours. C'est un risque. On s'expose au risque éventuel de voir sa pensée quelque peu transmise ou reçue dans un certain porte-à-faux.
Un « pacte »
Je me permettrai donc de vous proposer un « pacte » à trois niveaux :
1. Sur un plan pratique, je voudrais vous proposer une sorte de relation, autant que possible, dialoguant, entre le professeur et l'auditoire.
2. Se situant à un autre niveau de profondeur, c'est une sorte d'invite, qui nous concerne tous, celle de saisir la structure formelle et vivante de ce cours particulier et l'invite d'y entrer. Là, alors, il s'agit d'un effort, d'un exercice mental : accepter, prendre sur soi et rester dans une sorte de disposition mentale adéquate.
Tout ce qui nous apparaît, dans l'immédiat, comme contraste, comme refus, se résout quelque part dans les hauteurs (art du « contrepoint » musical, « punctum contra punctum »).
Il y a, peut-être, un lieu où, humainement et spirituellement parlant, ceci nous mettrait devant une évidence : « Le chemin le plus court vers nous-mêmes passe par l'autre ». C'est malheureux de croire se connaître ou être identique à soi-même, en refusant « l'autre ». Les deux aspects « moi » et « l'autre » sont interrelié.
3. Il s'agit, petit à petit, d'entrer dans le caractère spécifique d'un cours, traitant de l'expérience spirituelle.
a) Comme tout ce qui devient thème « d'exposé », le thème même « d'expérience spirituelle » devient objet, moyen de transmission d'un corpus d'informations objectives qui sont proposées et reçues en termes de concepts. Outre cet aspect-là, il s'agit de nous laisser porter vers des zones plus subtiles, plus poétiques comme formes et plus importantes, décisives. Zones où l'on pressent une certaine autre dimension de la Connaissance, ce qui exige, parfois un exercice intellectuel adéquat.
b) Il s'agit d'accepter un moment d'intériorisation de ce qu' on a écouté, exigence présente dans toute connaissance rigoureuse, portant sur n'importe quelle discipline. Traité poétique de Claudel : Traité de la co-naissance au monde et du soi-même. Connaître, ce n'est pas seulement arrêter au niveau d'une compréhension psychologique ou intellectuelle, c'est « naître avec ». La véritable connaissance mène à ce moment-là, où, d'une façon ou d'une autre, il faut « naître avec ». Connaître, c'est faire place en soi à l'être connu.
c) Lorsqu'on traite d'une problématique spirituelle, inévitablement, on approche des « sources », du suprême regard de Dieu, là où la pensée jaillit. « Lorsque nous approchons les sources, nous entrons dans le domaine du sacral », disait Heidegger. « Toute source est un regard qui jaillit », disent les grecs ; ‘ayn (œil, source), disent les arabes.
La spiritualité
Il n'y a pas de sciences religieuses ou philosophiques ou de science tout court qui ne débouchent, tôt ou tard, sur le domaine spécifique de la spiritualité, soit pour le configurer, soit pour y pénétrer autant que possible, soit pour le rejeter. On est ouvert à toutes les possibilités de l'Être, même à l'impossibilité de l'Être. « Seigneur, je vous rends grâce de m'avoir créé libre de vous renier », dit un poète hindou.
La spiritualité, en termes scientifiques objectifs et philosophiques, représente « l'horizon », ce que je ne tiens pas et c'est ce qui me tient. Ce qui rend intelligible un ensemble de choses sans que ces choses elles-mêmes soient un objet de connaissance. L'horizon me contient, mais s'éloigne quand je veux l'approcher.
Le fait de traiter de la spiritualité se situe dans une conscience culturelle conséquente avec elle-même. Car, la spiritualité marque, dans le champ culturel humain, un lieu de jaillissement et d'ordonnément créateur d'un ensemble d'œuvres et de signes dans l'art.
La vision du monde est marquée par un « code » de spiritualité. Code = ensemble de signes capables de chiffrer et de déchiffrer une réalité d'une façon organique et non pas organisée. « Organique », c’est vivant, comme code génétique. « Organisé », c’est mécanique.
Le code de la spiritualité agit comme tel à l'intérieur de toute la culture humaine. Il peut être transmis, souvent oublié, en retrait pour un temps, mais il représente cette référence sans laquelle un ensemble de choses serait inconcevable, tout comme l'Horizon.
On pourrait dire que, incontestablement, la dimension spirituelle du réel est, peut-être, actuelle aujourd'hui, mais « en creux » et non pas « en plein ». Elle n'est pas évidente et majoritaire. Il y a le signe de ce qui est absent, qui représente un type de présence, d'actualité, autrement important que ce qui est en « trop plein », trop établi et qui risque de devenir souvent insignifiant.
Par exemple : la spiritualité, ne se manifeste-t-elle pas aujourd'hui, dans toutes les aspirations, abouties ou manquées, du dépassement ? Dépassement des limites, par n'importe quel moyen : les drogues, l'aventure, toute une litanie pas très convaincante...
Il y a là des signes d'une sorte de spiritualité, mais, « en creux ». L'appel reste, mais, sans débouché, il est manqué.
La finitude
Cependant, cette présence, dans l'absence, marque encore une signification.
Mais, ce qui nous importe, c' est que, cette « présence », dans « l'absence », nous fait, aujourd'hui, reconnaître ce qui est devenu « la finitude », action fondamentale de notre condition humaine, à l'heure actuelle de l'histoire. Nous sommes en train, aujourd'hui, de parcourir la « finitude », l'être a atteint cette conscience de « finitude ». Il a fallu longtemps (des siècles et des millénaires) à la pensée philosophique, pour aboutir à l'élaboration de ce concept de « finitude » qui marque l'acceptation de l'homme comme « être fini » ; parce que, jusqu'à il y a un peu plus d’un siècle, l'être humain et sa conscience, donc, étaient toujours une ouverture quelconque vers un « trans-fini ». Dans les âges classiques, récents, l'homme et le cosmos étaient en communication ouverte, il a fallu l'évolution caractéristique de notre monde, de la technique, pour que la coupure se fasse entre l'être humain et le cosmos, et que le cosmos devienne, tout simplement, le lieu d'application agressif et exploitable de l'Être humain, pour qui le cosmos ne représente plus une échappée de sens, vers un au-delà.
La même chose, éventuellement, avec Dieu, par rapport aux traditions antérieures ; Dieu était une présence parlante, Il était une référence immédiate, mais, comme disent les mystique, Dieu est aussi celui qui se retire. Il n'est pas seulement celui qui avance ; Dieu est aussi celui qui se tait, pas seulement celui qui parle ; or voici peut-être un retrait de Dieu qui me rejette sur ma conscience de finitude.
La parole
On distingue, en philosophie, entre deux aspects de la Parole. La parole « parlante », celle qui suscite la réponse créatrice de l'Autre, en moi, ou dans l'autre. La parole « parlée », type « mass-média », dans ses aspects inférieurs. Elle devient parole « parlée », objectivée, comme objet. Je ne peux plus échapper à ma « finitude ». L'homme est replié sur son Être, à l'intérieur de limites infranchissables, vers un « nulle-part », « no where », la finitude. Expression de Sartre de la finitude : huis clos. Nietzsche disait au XIXe siècle : je pense et j'affirme que le XXe siècle aura à répondre, s'il est encore capable, à cette question : par quel cercle, l'homme sera-t-il finalement compris ? « Compris » par le monde ou par Dieu ? « Compris » au double sens du mot : contenir et résoudre par la compréhension. Puisque tout contenant extrême comporte, non pas, l'Infini, mais l'Indéfini, il y a des pas possibles à l'intérieur de cette finitude et de ses limites. Je peux faire des pas, du niveau biologique au niveau psychologique, au niveau métaphysique, au niveau technique... Il y a des progressions. Il y a même ce qu'on appelle, relativement, du « progrès ».
Mais, le contenant, le Cercle, comment le franchir ? Dès que j'en prends conscience, l'actuelle interrogation de la spiritualité ressurgit.
Par définition et par vocation, les spirituels, quels qu'ils soient, étaient des « passeurs de frontières », des nomades, des itinérants, des « non-sédentaires ». Le premier d'entre eux fut Abraham, un bédouin pauvre, qui a reçu l'appel et passe les frontières.
De ce point de vue, les spirituels exercent, implicitement, une critique des valeurs, critique même des relations établies, mais ils signalent en plein ce fait « en creux », cette impatience de limites touchées, de ce cercle dont je veux sortir, par n'importe quel moyen, faut-il violent ; et, peut-être que la violence elle-même n'est qu'une impatience de la « finitude ». Transgresser toutes les limites, bien ou mal, autrement « on étouffe ».
Les spirituels pourraient être définis comme les marginaux du Centre. Dans un monde fini, dans un monde de la finitude, on entend, de plus en plus, l'expression de marginalité, et c'est inévitable. Cette marginalité n'existait pas au moment de la communication ouverte avec le cosmos, avec Dieu, avec l'autre, quel qu'il soit. On n'était pas marginal, on était « contemporain » et équidistant (à la même distance). Mais, dès que le cercle se referme, le terme de marginalité intervient ; c'est, peut-être, l'explication la plus profonde de ce qu'on appelle « marginalité », où je me situe, à l'intérieur de la finitude. Or, les géomètres le savaient les premiers : si on veut échapper au cercle, c'est par le Centre. Le centre est le lieu de l'origine (pointe du compas). Le point n'a pas de dimension, c'est un non-lieu ; il est l'origine du Cercle, le lieu dont la Circonférence dépend et par où la finitude, tout entière, est régentée, dominée.
Peut-être que les spirituels sont les marginaux du Centre.
Cours 23 novembre 1977
Repères du titre (« expérience » - « esprit »)
Il s'agit conformément au programme analytique de l'Université de présenter les thèmes majeurs de l'expérience spirituelle chrétienne. Ces thèmes seront envisagés selon leurs structures, leur signification profonde et leur contenu concret et vécu en évitant autant que possible le style « catéchisme développé » ou enseignement impersonnel.
Ceci suppose l'aspect normal d'une information objective sur les données de base de la foi chrétienne dans un style particulier qui s'efforcera d'approfondir à chaque instant à travers l'analyse et la réflexion les thèmes majeurs de cette expérience. Il s'agit donc en plus de l'aspect « information », de l'aspect « style ». L'information est objective, impersonnelle ; le style dit-on est « l'homme lui-même ». Ayons donc du style.
La classification des thèmes en partant de 0, 01, 021..., signifie qu'un thème mentionné par un chiffre entier se décompose ensuite dans des sous-thèmes.
Le cours proprement dit commence par le n° 1 « Les Portes ».
Les portes
On entre toujours par une porte et il faut toujours qu'une porte soit ouverte ou fermée. Nous avons ici comme référence, très haute et très immédiate, une parole du Christ rapportée dans l'Évangile de saint Jean (10, 9) : « Je suis la Porte ». Parole à la fois simple et énigmatique.
« Le clos » et « l'ouvert »
La Porte comporte une idée antérieure à l'image de la porte et à sa fonction, c'est l'idée fondamentale du « clos » et de l’« ouvert ». Dans les sciences actuelles, disons même dans l'esprit du temps, cette catégorie du clos et de l'ouvert est fondamentale et l'a toujours été depuis le début de la conscience humaine. La conscience elle-même est une ouverture, une brèche, une béance. Ceci est tellement évident qu'on avait tout le loisir de l'oublier. Or, voici de nouveau aujourd'hui cette double référence du Clos et de l'Ouvert qui nous revient à tous les niveaux du réel, réel extérieur, et réel intérieur : on parle d'une ouverture d'un homme politique, de l'Ouverture de l'Église, de la fermeture d'un système de pensée ; on dit qu'un homme est « fermé d'esprit », « ouvert de cœur ». Ce ne sont pas là de simples métaphores, mais tout ceci s'intègre dans une vision à la fois fondamentale, rigoureuse, « libératrice ».
Le Symbolisme de la Porte
Ce symbolisme, très riche, nous vient des origines immémoriales de l'Humanité. Il s'est exprimé, s'est inscrit à travers les mythes, les signes énigmatiques, les chiffres religieux, les monuments, les textes, les traditions…
Depuis la Chine de Fô-Chi (quelques 4.000 ans) jusqu'à nos jours, ce symbolisme jalonne, trace le destin conscient et le destin historique de l'Humanité et ceci d'une façon très rigoureuse.
« Porte du Ciel »
Pour la Parole spirituelle chrétienne, l'Évangile est pour nous le texte de référence. Il nous propose trois références sur le symbolisme de la porte :
La Porte du Ciel,
La Porte de l'Enfer,
La Porte du Cœur.
Nous verrons en quoi cela nous concerne et comment ceci nous mènera vers cette ouverture, la plus radicale qui soit : La Révélation (n° 2). Après la Révélation, il y aura ouverture, donc espace nouveau, Itinérance (n° 3) : « Je suis la voie ». Ceci vous explique un peu l'enchaînement des thèmes à suivre. Si l'on marche sur la voie, on se trouve devant des paysages nouveaux, on reconnaît des lieux. On accomplit donc ce pèlerinage en pressentant des signes (n° 4 : « Lieux et Signes »).
Revenons donc à notre titre : « Expérience – Esprit ». Nous rencontrons ici deux thèmes pas toujours faciles à réunir : expérience et esprit. L'expérience est extérieure, tangible, elle s'adresse à mes sens (corporels ou intérieurs). L'Esprit est cette réalité qui s'oppose, échappe, transcende et qui va au-delà de ce qui est expérience. Comment et pourquoi les réunir ?
Il s'agit là, à l'état actuel de notre culture, d'une méthode objective qui consiste à interroger et à écouter les mots. Au moment où le réel semble se retirer de nous et lorsque les choses ne nous émeuvent plus, les mots nous disent encore peut-être quelque chose.
La Parole est un outil de communication. Plus le milieu humain se multiplie sociologiquement, plus il se démultiplie intellectuellement. Dans notre société, la Parole est devenue « parole parlée ». Elle passe, elle est morte, ce n'est plus la Parole vivante. Or, dans la tradition chrétienne comme dans le Coran, la Parole est « parlante » : elle ne se laisse entrevoir, déceler que si je me mets à l'interroger, à voir ce qu'elle me dit et non pas ce que je lui fais dire. C'est donc la parole « parlante » : Je me mets à son écoute et si je la capte bien dans ce qu'elle me dit et que je la transmets voici que cette parole devient parole vive (parole poétique, œuvre d'art, œuvre musicale, parole philosophique) et si je la pose et moi avec à l'extrême limite du « dicible », voici la parole mystique ou la parole de la foi.
Expérience
Le terme « expérience » a ses racines dans le mot grec peira, qui signifie « épreuve », ce qui est éprouvé dans le double sens du mot :
Le sens passif : j'ai éprouvé, j'ai subi, j'ai pris sur moi une partie du réel qui m'a mis à l'épreuve.
Le sens transitif : c'est moi qui mets à l'épreuve la partie du réel dont je fais l'expérience.
Expérience : le préfixe « ex » veut dire : « à partir de... ». Je parle à partir de l'épreuve. Expeira comporte un double volet : celui de la perception (intérieure ou extérieure) et celui de la conscience. Le propre de l'homme, au niveau qui nous intéresse, est de transformer en conscience un plus vaste domaine d'expériences possibles ou de perceptions possibles. Transformer en conscience : ne pas passer à travers la multiplicité de perceptions (quel que soit leur provenance) sans transformer en conscience, car sans la conscience, ce domaine de la perception risque de demeurer non seulement aveugle, non parlant, non signifiant, mais encore aveuglant dans le sens qu'il ne me parle plus, il ne m'éclaire plus s'il n'y a la conscience.
L’hypocrisie
Par contre, une conscience qui ne tient plus compte du réel risque de devenir objectivement hypocrite. A l'origine, hypocrite désignait le comédien qui était coupé du réel par un masque : il ne dévoilait pas sa face, il ne rencontrait pas ouvertement le réel. L'hypocrite est en-dessous du réel pour le juger.
Or, dans ce domaine de l'expérience spirituelle dans la tradition chrétienne ce terme d'hypocrisie est une référence puissante et centrale. Elle nous vient comme une des premières annonces de l'intention du Christ lui-même. Ses colères se réfèrent toujours à cette notion d'hypocrisie : colères contre les « religieux », les représentants « officiels » et « attitrés » de la religion de son temps. « Hypocrites ... sépulcres blanchis », leur disait-il. Il a traité d'hypocrites ceux qui lui reprochaient de parler avec les prostituées.
L'expérience religieuse disposée dans cette clôture à l'intérieur de la conscience et se détournant du réel perçu devient objectivement une conscience hypocrite. Toute prise de conscience, tout renouveau spirituel commence par ouvrir les yeux sur le réel tel qu'il est (Helder Camara, évêque brésilien). La spiritualité exerce une critique de la religion et du monde, critique non pas directe, intentionnelle, encore moins violente, mais une critique organique par le simple fait d'être là en tant que spirituel, en tant que porteur de cette expérience spirituelle et l'attitude consiste en ceci : refaire le véritable domaine de la conscience spirituelle et lui redonner son contenu de vie.
Dès que la conscience retrouve le réel, elle est éprouvée par lui, dans le double sens du mot que nous avons vu : j'éprouve le réel et le réel me met à l'épreuve, alors de nouveau, l'unité se fait. Cette conscience n'est plus une conscience religieusement conformiste hypocrite dans le sens christique du terme, mais c'est une conscience vivante, spirituelle : parce qu'elle incorpore le réel nouveau, le porte à Dieu. Moi, conscience spirituelle, en incorporant une partie nouvelle du réel (que ce soit le réel social, artistique ; que ce soient la douleur du monde, le destin) je l'incorpore et je le porte à Dieu. Je le porte à Dieu en tant que signification et je le « sauve », je lui donne un sens que jusque-là il n'avait pas. C'est le fondement de tout renouveau spirituel.
Les spirituels sont les marginaux du centre. Ils sont peut-être peu nombreux. Par définition, ils doivent être discrets, ils ne se manifestent pas. Ils sont des marginaux, mais des marginaux du Centre puisqu'ils se tiennent non pas à la marge, mais au centre du réel.
L'expérience revenue dans la conscience révèle des choses fondamentales pour la définition de l'être humain, du point de vue philosophique. Vécu dans la conscience, l'Expérience révèle une contrainte, elle me montre que ma conscience n'est pas immédiate, autrement dit que je ne suis pas seul, « solipsisme » : fait psychologique qui amène certains esprits à croire que le monde extérieur n'est qu'une illusion et que la seule réalité c'est mon « moi », il n'y a ni « tu », ni « l'autre », ni autre chose.
Contrainte
Je ne suis pas immédiat en moi, je suis « médiat », je passe par une médiation, par un intermédiaire, parce que mon désir par l'expérience éprouve une contrainte, les choses même accessibles ne sont pas immédiatement accessibles. Il y a une contrainte à la raison, il y a tant de choses que ma raison ne pourra jamais tenir, plus profondément peut-être, il y a une contrainte à la liberté. La conscience se saisit au contact de l'obstacle, Paul Valéry déjà disait : « on pense comme on se heurte ». Donc, le concept d'expérience suppose :
a) Le fait que l'esprit, la conscience dans l'homme ne peut pas saisir immédiatement sa présence, ne peut pas atteindre une présence à soi ; moi je ne suis présent à moi que par l'intermédiaire d'un autre ; le chemin le plus court vers moi-même passe par un autre, que cet autre soit l'expérience physique, la perception, que ce soit la réponse vivante d'amour, de sympathie, d'antipathie d'un autre vivant, que ce soit alors dans certains cas, la dilatation créatrice de ma conscience dans un acte créateur scientifique, artistique, de foi. De toutes façons ma présence à moi n'est pas immédiate, on ne peut pas atteindre une présence à soi qui réalise le désir de plénitude absolue (première conséquence).
b) Il y a dans l'expérience un élément d'ouverture ou de fermeture, du « dehors » ou du « dedans ». Ce concept est d'origine spirituelle, il est défini d'abord par la distinction entre la clôture du sacré qui s'appelle Sanctuaire et le reste, le « dehors », le profane. Dans l'histoire de l'humanité, c'est la première distinction entre le « dehors » et le « dedans » (« Le sacré et le profane » de M. Eliade).
Dans l'expérience, il y a de nouveau cette épreuve d'un « dehors » et d'un « dedans » qui me sollicite à chaque instant, mon « dedans » étant la conscience et l'extérieur étant la perception, dans le langage philosophique.
c) Cette structure de l'expérience a toujours la preuve qu'elle est expérience de quelque chose, de quelqu'un, de l' « autre que moi-même ». Et elle témoigne au fond de nos plus communes pensées (de nos douleurs les plus intimes, de nos joies les plus dilatantes) que le monde n'est pas l'Etre total, plénier, mais seulement le signe de l'Être puisque de par l'expérience, je suis de nouveau dans le domaine du règne de la finitude. Mais je ne peux pas être ailleurs ; si j'étais ailleurs, je ne « serais » pas en tant qu'homme.
L'expérience donc me donne cette ambivalence : à la fois le sentiment de ma finitude et le signe « en creux » que cette finitude est le signe d'une Plénitude. L'expérience en tant que telle ne peut que signifier cette Plénitude sans pouvoir la réaliser.
Mais alors, nous avons dit « expérience », nous avons dit « esprit », or comment ce terme « esprit » peut-il être conjugué à l'expérience ainsi plus ou moins perçue ?
Qu'est-ce que je conçois, ou qu'est-ce que je perçois, ou qu'est-ce que je pressens lorsque je prononce d'emblée « Esprit » ? Il y a deux dimensions de l'expérience disons « innocente », au sens philosophique immédiat : qui n'a pas besoin de passer par une analyse philosophique pour être comprise. Le sens philosophiquement innocent de l'esprit (pas moral) se présente à deux niveaux :
a) « Esprit » a le sens de conscience mentale : « il a de l'esprit », c'est un homme d'esprit. L'esprit, tel que nous le concevons en tant qu'ensemble de fonctions mentales s'appelle « noétique », « Logos ». Quand je dis « esprit » (en français), c'est l'ensemble de facultés mentales, de connaissances, de réflexions, de conscience.
b) Un autre aspect de l'esprit, peut-être moins perceptible en français, qui est le propre des langues sémitiques, le propose en tant que souffle : ruah (en grec, pneuma).
Quand je parle de l'expérience et que je lui apporte le second terme « esprit », je me trouve devant cette situation où il s'opère devant moi et, plus que cela, avec moi, en moi, un double processus :
Un processus d'intériorisation, de concentration extrême (Centre : la perception tend vers un Centre, lieu non-dimensionnel).
Si j'ai une expérience spirituelle, je suis porté vers l'intériorité de mon être (par des méthodes, des techniques...) ; mais j'ai l'autre aspect de l'Esprit qui est Souffle, complémentaire à celui de concentration, d'intériorité : « La seule fonction cosmique de l'être humain c'est la respiration » puisque lorsque je respire j'attire en moi le Tout (au sens qualitatif) puisque cet air que je respire est participé de tout le monde, le cosmos ; lorsque je respire j'expire, je rends au cosmos, à la totalité (comme dans une sorte d'offrande) mon intériorité, mon esprit. Lorsque le Christ est mort, saint Jean dit cela : « ... et le Christ rendit l'Esprit ».
Dieu, Brahma, « expire » le monde. Dieu « inspire » le monde, l'intègre en lui ; le monde n'est que le souffle du Brahma. Alors, moi, par mon souffle, je participe, symboliquement, au souffle de Dieu quand je dis : « j'ai l'Esprit de Dieu ».
Donc, lorsque je conjugue « expérience » et « esprit » je me trouve dans cette situation où moi-même, je m'engage à un processus vivant (sans cesse repris) de concentration, de prendre en moi (dans l'attitude d'une conscience offerte à Dieu) le plus grand domaine du réel, du cosmos, de le porter au lieu du cœur.
« Le cœur est plus vaste que le monde » (Ibn ‘Arabī). Mais je ne suis pas dans l'expérience spirituelle, sans ce don, sans ce partage.
Citations :
Pascal : « Le Christ sera en agonie jusqu'à Ia fin du monde ; il ne peut pas dormir pendant tout ce temps-là ».
Léon Bloy : « Mon pauvre Blaise, si tu voyais les théologiens et les prêtres de notre temps s'endormir sur la croix ».
Cours 30 novembre 1977
Les portes (rappel)
Il s'agissait de situer le thème de l'expérience spirituelle en tant que concept et en tant que contenu concret.
Nous aurons désormais de plus en plus à faire attention à ce qui a déjà été établi, à savoir que l'étude, la recherche dans ce domaine particulier comporte aussi bien l'aspect informatif du contenu de la pensée, que l'aspect « forme » de la Pensée.
Je vous demanderai de faire attention non seulement à ce qu'on est en train de dire, mais à la démarche même de la pensée, pour acquérir, autant que possible, par voie d'assimilation, une certaine forme de pensée, une certaine sensibilité. Faire attention, à la fois, à l'information, mais aussi à une certaine démarche de la pensée qui, une fois acquise, pourrait dispenser du professeur.
Premier thème
« LA PORTE », titre nullement arbitraire, puisque le Christ lui-même se désigne sous cette forme : « Je suis la Porte », référence suprême. Quel autre lieu, quelle autre ouverture, quelle autre espace pourrait-on souhaiter pour entrer en effet, dans l'étude de la spiritualité, telle que la tradition chrétienne nous la propose.
Pour ceci faire, cependant, je suis de nouveau tenu à procéder à une approche de Ia « Porte », et une approche aussi bien donc de cette expression, de tout son régime de sens que nous allons voir assez vastement, et aussi, de notre cours, comme forme et contenu de pensée. Pour ceci faire, voici un rappel très rapide fait à la lumière d'une recherche, actuelle également, de ce qui est le « langage » que nous sommes en train d'utiliser et auquel nous sommes en train de demander cet éclairage particulier pour notre thème. Ce résumé peut nous aider à comprendre ce qui se propose à nous à cette première section et sera développé, d'après le plan, dans « 4.2 » de la partie qui suit dans « Lieux et Signes ».
Le langage
Le langage qui nous est ainsi ouvert et par lequel nous allons entrer maintenant, essayons de le définir :
On peut dire que le langage est un système de communication, de relation et d'échange, par des mots. Il y a analogiquement et réellement d'autres systèmes de langage. On peut parler d'un langage musical, d'un langage gestuel, d'un langage instrumental.
Le langage « central », celui qui détient la place première, c'est le langage réalisé par des mots ; car les mots disent ce qu'ils disent, mais, en disant ce qu'ils disent, les mots disent aussi ce qu'ils veulent dire. En proférant une parole, un mot distinct, je dis également ce que je veux dire. Le mot désigne ce qu'il dit : soit un objet concret, soit un concept logique, soit un élément des sentiments humains, soit un élément de l’imaginaire (non concrétisé physiquement). Donc, le langage parlé, par des mots, exprime la pensée, la porte vers l’autre et, également, il donne à la Pensée et donne la Pensée.
La polysémie
D'où un élément, très important dans la problématique traditionnelle millénaire, mais qui revient à la surface avec une puissance d'impact exceptionnelle, aujourd'hui, dans la recherche la plus moderne, c'est la « Polysémie », ce qui veut dire : la pluralité de sens, de significations, de signes. Le problème de la « Polysémie », c'est le problème de la capacité des mots à « signifier ».
Nous retrouvons la problématique première du langage sacré, qu'il s'exprime dans un texte, dans un signe, qu'il s'incarne ou s'articule par un système d'images, de formes. C'est ce problème, qui s'appelle, traditionnellement, herméneutique, interprétation. Dans la tradition musulmane, c'est le problème du ta‘wīl. Ce problème suppose cette « polysémie » : le mot dit ce qu'il dit, mais le mot, en disant ce qu'il dit, dit aussi ce qu'il veut dire. Il porte au-delà de lui-même de son « dire », vers quelque chose d'autre. Il y a un texte dans la Bible où il est dit : « Dieu parle une fois, j'entends deux choses ». La parole de Dieu n'est pas épuisée dans son dire, elle est polysémique. Les Allemands, comme les Grecs, ont un langage très plastique. Ils disent que toute langue est à la fois « parlée à l’extérieur », et « parlée à une intériorité ». Il n'y a pas de langage purement proféré dans le vide.
Trois niveaux de réflexion immédiate se posent dans la polysémie (pluralité ouverte des sens):
a) Le premier niveau comporte un mot dont le sens s'épuise dans ce qu'il dit, c'est « l'univocité ». Un mot dit uniquement ce qu'il dit (langage électronique, scientifique extrême, celui des ordinateurs). Fermeture du langage, « robotisation » du langage, ou encore langage des idéologies, quelles qu'elles soient, qui voudraient faire dire aux mots une seule chose, celle commandée par l'idéologie respective. Et si je peux emmener ceux qui parlent ce langage à ne dire que ce que je fais dire au langage, je peux dominer leur pensée. L'enjeu est important et discuté.
b) Le deuxième niveau ouvre le langage, la parole, les mots de leur sens propre à leur sens figuré, c'est la métaphore. Éluard : « Le premier qui s'est avisé à appeler la femme une rose, fut un génie, le second un imbécile ». Une fois le passage accompli, la métaphore devient elle-même banale, il faut trouver une autre ouverture.
c) Le troisième niveau, celui sur lequel nous reviendrons sans cesse, c'est le « Symbole ». Si la métaphore relève d’une sorte d'opération locale, ponctuelle, de nature affective, poétique, le symbole, lui, est objectif. Il a pour fonction essentielle de réunir et de permettre la communication, le passage objectif (c.à.d. ne dépendant pas de moi, ou de vous qui m'écoutez, mais, de sa propre structure et de sa propre destinée entre plusieurs niveaux de l'être, entre plusieurs degrés de la réalité) à la limite, entre tout le domaine de l'être. Je ne peux pas comprendre, si je prends l'exemple du premier langage idéologique ou technique, il y a des choses qui m'échapperont, je ne pourrais pas dire à un ordinateur de m'expliquer ma souffrance, « le mal du siècle », la carte perforée ne connaît pas, ce n'est pas son domaine.
La métaphore, c'est mieux, mais elle plafonne au niveau du langage dans sa propre articulation. Si j'emploie un symbole, je peux passer, pour situer mon mal personnel, disons, de Dieu aux Enfers. Le symbole : « passion, souffrance, destruction, mort » ... Tout ceci unifie et permet la communication entre tous les niveaux de l’Être. C'est cela la fonction symbolique du langage sur laquelle nous aurons maintenant à opérer. Car, nous allons entrer donc dans notre thème par la « porte », par le symbolisme de la porte, et nous sommes guidés ou invités par cette parole du Christ lui-même : « Je suis la Porte ».
Le symbolisme de la porte
Il serait erroné de croire que ce symbolisme fut inspiré par notre porte « physique ». On sait très bien aujourd'hui que son lieu d'émergence se situe au Ciel. Du point de vue du savoir et aussi du fait de situer l'homme dans l'Être total, on a constaté que dans le cosmos, le soleil (référence, astronomiquement parlant, la plus éclatante) entre et sort à travers deux portes : le solstice d'hiver et le solstice d'été. Un solstice ascendant où le soleil monte et avec lui la lumière, la vie, tout le régime de l'être, et une porte descendante où la lumière diminue. La première maison de l'homme où il a pu distinguer une porte, ce fut le Ciel avec ses portes solsticiales (en astrologie, on retrouve les « Maisons » du Ciel). La première référence spatiale de la situation de l’homme avec ces 2 portes par lesquelles entrait ou sortait d'abord le soleil, c'est le ciel. L'homme est situé dans son rapport concret avec le cosmos. La porte commande deux couples de notions déterminantes :
a) « le dehors » et « le dedans » (signification spatiale),
b) « le clos » et « l'ouvert » (signification fonctionnelle).
« Le dehors » et « le dedans »
Son lieu fondamental, radical, c'est le corps humain. Il y a un « dehors » et un « dedans », là où il y a une forme, à la fois de séparation et de communication, exerçant sa fonction, dans une affirmation de soi, par délimitation. Le corps et le premier lieu originaire où s'inscrit la séparation entre le « dehors » et le « dedans ».
« Dehors » en grec « exotérique », ce qui est à l'extérieur. « Dedans » = « ésotérique », pour ce qui est de l'être humain, la communication entre l'extérieur et l'intérieur se fait essentiellement de deux façons. L'homme est dépendant de l'extérieur (parce qu'il a un corps) parce qu'on appelle la nourriture : « mon corps, par lui-même s'use ». Le corps appartient à Ia nature, il ne peut pas subsister par lui-même, il s'use. Notre second corps, c'est le corps de « miséricorde », que nous recevons par la nourriture : « Donne-nous notre pain quotidien ». Nous le recevons par la miséricorde, par la présence d'autrui, par la reconnaissance, par l'amitié, par l'amour. Le lieu où cette communication se fait s'appelle « bouche » parce que, par la bouche, je reçois cette communication cosmique que nous appelons nourriture. Il y a trois formes « d'agrégation », disent les physiciens : la matière gazeuse, liquide ou solide. La matière gazeuse, c'est l'Air, je ne peux pas vivre sans respirer. Ma nourriture liquide, c'est l'Eau. Ma nourriture solide, c'est le Pain.
Quand je donne de mon intériorité, c'est toujours à travers la bouche que je l'extériorise, et c'est la Parole. « L'homme ne vit pas que de pain mais de toute Parole sortant de la bouche de Dieu », dit le Christ. Le Christ est né à Bethléem. Ce mot a deux significations en hébreu : « La maison du Pain », ou bien « La Maison de la Chair ». Quand le Christ dit : « Je suis le véritable Pain descendu du Ciel, celui qui ne mange pas ma Chair ne vivra pas », on voit combien cela s'inscrit dans le symbolisme très rigoureux de ce dont nous sommes en train de parler, entre le « dehors » et le « dedans », entre « l'exotérique » et « l'ésotérique ».
Nous avons vu le sens exotérique, Bethléem c'est une bourgade. Nous avons entendu les paroles « extérieures » du Christ. Voilà le sens « intérieur » : l'Eucharistie, c'est l'intériorisation du Christ. Donc, « dedans », « dehors », il faut une porte pour entrer. Math. 5,8. Luc. « Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche de l'homme qui le pollue, mais ce qui sort de sa bouche, car l'homme parle de son très-fonds qui est le cœur ». Ceci sera développé plus tard.
« Le clos et l’ouvert »
C'est un symbolisme fonctionnel puisqu'il dépend d'une action délibérée. Le « dehors » et le « dedans » de mon corps, c'est une donnée objective, fondamentale. Le fait d'ouvrir ou de fermer mon espace vital, autrement dit, de faire communiquer une intériorité toujours plus grande à une extériorité toujours plus vaste, c'est une action où je m'engage moi-même, par un acte de conscience éveillée. Et ce processus d'ouverture, lui-même, se vérifie à tous les niveaux d'être. Ma dernière ouverture, devrait être celle vers Dieu. Si je suis ouvert à Lui, j'accomplis la communication suprême. Ma dernière fermeture serait, ce que nous appelons, d'une façon ou d'une autre, le « huis-clos » (je cite Sartre pour nommer l'Enfer). La clôture dernière, celle de l'Enfer.
Entre les deux, la fermeture et l'ouverture se jouent tout au long de notre parcours terrestre. Et ce qui est, aujourd'hui, ouverture de langage, par exemple, disposition d'être, peut devenir demain fermeture si une autre ouverture, une autre notion, un autre élément s'annoncent.
Je suis très « ouvert », lorsque je me montre déjà charitable avec quelqu'un qui m'est proche. Je pourrais me montrer « fermé ». Je me montre charitable, je suis déjà ouvert. Quand le Christ dit : ce que nous avons fait ce n'est rien, vous aimez ceux qui vous sont chers, ceux qui vous sont proches, ce n'est rien, c'est « fermé ». Il faut aimer ceux qui vous font du mal, c'est une autre ouverture, y entrerais-je n'y entrerais-je pas ? C'est une autre affaire.
Passons au « Symbolisme de la Porte » dans ce contexte de la tradition spirituelle chrétienne. Nous le trouvons à l'endroit le plus, disons, radical, qui est celui de la Parole Évangélique. C'est une référence première. Il y a, dans Luc, trois références au Symbolisme de la Porte, et il n'y a pas de quatrième.
a) « La Porte du Ciel », dans Luc, lors de la naissance du Christ à Bethléem : « Les cieux se sont ouverts, les anges et les bergers sont venus chanter... » (Luc 2, 13).
b) Dans l'Évangile de Luc, il y a une autre mention, très significative, de l'ouverture du Ciel (Luc 3, 21). Ce n'est plus à la naissance physique du Christ, mais après son baptême dans le Jourdain: « Le Ciel s'est ouvert ».
c) Dans « Les Actes des Apôtres », lors du premier martyr, St. Etienne, « Je vois les Cieux ouverts et le Fils de l'Homme à la droite du Père » (Actes 7, 56).
Cours 7 décembre 1977
« Les Portes » (Suite)
Le symbolisme de la porte
Nous étions encore aux « portes », Nous avions commencé d'approcher, la fois précédente, le symbolisme de la porte, tel que nous l'avions signalé, posé, devant nous, par l'injonction même du Christ, cette affirmation nette, surprenante, donnant à penser : « Je suis la Porte ».
Quelle autre meilleure invite à procéder, de l'avant, pour entrer dans le parcours d'une recherche, et ouvrir ainsi un espace qui est précisément celui de la tradition spirituelle chrétienne qui nous revient ici.
L'émergence du symbole de la porte, n'est pas une transposition du matériel (porte physique) à la signification spirituelle, loin de là, mais juste le contraire. Dans l'étude comparée des Religions : la première émergence du symbole de la porte se situe très haut, au niveau du ciel. Les deux portes solsticiales ont fixé dans la psyché de l'humanité le sens de cette catégorie symbolique : la porte.
Parenthèse : pour respecter notre engagement de méthodologie scientifique sérieuse, comment procéder dans le cadre de cette méthodologie ? En examinant un nombre, aussi représentatif que possible, des cas significatifs, en les analysant, en les situant, pour ensuite en inférer, en déduire leur contenu de significations, désormais, bien établies, incontestables.
Or, quand nous disons : « Roi Pontife », est-ce que cela ne nous évoque-t-il pas une autre situation symbolique, beaucoup plus familière pour nous dans notre tradition, qui est celle du Souverain Pontife ? C'est le titre que porte le Pape de Rome. Mot latin : « Pontifex », d'origine plus que romaine, il a été institué lors de la fondation de Rome par les étrusques, avant les romains. Ce mot dit : « bâtisseur de ponts ». Bâtir des ponts entre les trois mondes : Ciel, Terre et Homme. Le « bâtisseur de Ponts » est celui qui réussit à marquer le passage d'un monde à l'autre. La couronne dont le Pape est porteur lors de certaines grandes cérémonies, la tiare, est constituée d'une triple rangée de couronnes. Elle a trois couronnes superposées. Cette tiare est une figuration de ce triple monde qui s'ouvre, une fois la porte passée, par l'expérience spirituelle.
Une dernière référence symbolique : au Maghreb, des minarets de Mosquée sont surmontés de trois globes superposés, couronnés par le Croissant. C'est une très ancienne figuration symbolique musulmane dont la signification est absolument identique : ces trois globes signifient les trois mondes, clairement nommés, d'ailleurs : Le premier c'est le monde sensible : la « ‘ālam al-mulk » ; le deuxième c'est le monde du règne des esprits célestes, angéliques (Coran) : « Lui qui tient dans la main la souveraineté, « ‘ālam al-malakūt», de toute chose » ; c'est le correspondant exact du Pantocrator byzantin, celui qui couronne le dôme de toute église byzantine ; le troisième globe c'est le monde des puissances ultimes, des manifestations au-delà de toute forme. Le tout est couronné par le Croissant qui signifie le «‘ālam al-jabbārūt », le monde de la Majesté.
Remarques :
Cette première remarque, en elle-même, a déjà un sens spirituel : pourquoi l'accent est-il aussi mis sur des formes symboliques (effectives, vécues et vivantes) qui relèvent, cependant, de traditions tellement distantes et, en apparence, disparates. Comment allons-nous nous situer devant ce fait ? Il faut se garder, ici, de la conclusion rapide et erroné d'une influence historique ou d'une interprétation par l'histoire extérieure. Dire que chronologiquement, la tradition chinoise a pu influencer la tradition indienne qui, à son tour, a pu influencer la tradition chrétienne qui, à son tour a influencé la tradition musulmane et ainsi de suite, serait erroné. Ce serait une vision « historiciste » qui n'a pas de mise ici. Ce serait opérer une réduction, tout réduire à un jeu d'actions et d’inter - actions historiques, réduire un phénomène qui appartient à un autre groupe de significations, le réduire à un groupe de significations inférieures.
Deuxième remarque dont il faut bien « s’imprégner ».
Ne nous trouvons-nous pas devant une autre tentation de facilité, celle de dire : mais si c'est ainsi, toute cette structure symbolique, finalement, revient au même. Je peux opter pour n'importe laquelle, puisque n'importe laquelle propose et proclame une même chose. Donc « tout se vaut ». Ce serait une autre tentation de facilité qui est à repousser, à critiquer.
Dans un certain sens, tout se tient dans ce monde, c'est la loi de la finitude, « tout est en tout ». Si « tout est en tout », il va de soi qu'une certaine correspondance, une certaine ouverture, une certaine analogie, qui est la loi même d'un être, fonctionne et se propose à tous les niveaux de l'être, mais dire que c'est la même chose, ce serait se situer dans un point de vue, pas seulement extrême, mais intenable ; ceci voudrait dire que j'ai pu parcourir toutes ces formes, toutes ces traditions, jusqu'au bout, pour voir de l' intérieur qu'elles veulent toutes dire la même chose. Alors que, en réalité et très sobrement, et logiquement, tout ce que nous pouvons dire, puisqu'il y a incontestablement des analogies, que c'est un peu la même chose, mais autrement. Présenter la même chose, autrement, ce n'est pas inintéressant, insignifiant, c'est au contraire, dans cette différence, de la même chose, de la même visée, de la même structure symbolique, que se situe le caractère spécifique, l'ordre concret du message proposé par chaque tradition.
Une conclusion de nature différente se propose tout de suite, à savoir qu'un message spirituel a toujours lieu dans une chair, une texture vivante, capable d'incorporer ce message, de le faire vivre et ensuite de le transmettre.
« Dieu ne s'incarne jamais dans un néant d’être, Il s’incarne, au contraire, dans le trop-plein d'être », là où l’être est le plus dense dans son intériorité ultime.
Il est donc normal, inévitable, que le message, la communication de Dieu, se fasse avant tout à ce niveau de profondeur des structures symboliques fondamentales, car, (et c'est une conclusion très moderne) on sait, aujourd'hui, que les symboles fondamentaux ne sont pas façonnés par l'homme (je ne parle pas de symboles conventionnels, cela viendra en son temps). Ces symboles fondamentaux précèdent toujours l'homme, ce n'est pas nous qui les créons, mais ce sont eux qui façonnent l'homme.
Enfin, pour tout dire, d'une façon encore une fois scientifique, ce niveau que nous sommes en train de fermer maintenant, dans notre petit parcours, est celui qu'on appelle aujourd'hui le domaine des Archétypes. Le premier qui a lancé ce mot, ce fut Platon, le second qui l'ait repris, ce fut Goethe, pour, enfin, arriver à nos jours où ce mot désigne une configuration structurée de « l'inconscient collectif », jouant le rôle d'un modèle endogène, ayant l'origine à l'intérieur et non pas à l'extérieur. Je peux prendre modèle sur une situation extérieure, ce modèle-là s'appelle, dans le jargon scientifique, « exogène ». « Endogène » veut dire : ayant l'origine à l'intérieur de la PSYCHE, de l'âme humaine. Avant que l'Être ne fut là, dès que l'Être est là, un peu à la manière d'un code génétique, l'archétype agit, lui aussi, en offrant un modèle de conduite et un modèle d'opérations imaginaires.
On peut déchiffrer le monde à ce niveau fondamental, tout comme on peut le déchiffrer à d'autres niveaux : rationnel, instrumental, scientifique, littéraire, musical…
Voilà donc notre référence concernant le Symbolisme de la Porte. Ceci étant dit, on peut maintenant, peut-être, résumer le sens, la signification de ce symbolisme premier. La porte symbolise le lieu de passage, c'est un lieu de passage entre plusieurs états de l'Être ou entre plusieurs niveaux du réel. Comme le passage du connu à l'inconnu, de la lumière aux ténèbres, de la mort à la vie, ainsi de suite. La porte ouvre donc, dans ce contexte exact, sur l’expérience d'un inconnu, d'un mystère. Je ne sais pas ce qui se cache au-delà de la porte. J'entre, non sans crainte, non sans espoir, également, en sachant que, au-delà, je risque de me trouver dans un espace absolument nouveau, exigeant, peut-être dangereux, exaltant aussi.
A ce point de vue, il y a la fonction dynamique de la porte : une porte peut être fermée, elle peut s'ouvrir ; elle est donc une ouverture qui équivaut à une invite ; pour ceux qui répondent à cette invitation, la porte propose un domaine autre que celui qui est familier. C'est le commencement, très souvent, d'une aventure. Puisqu'elle peut être ouverte ou fermée, l'ouverture de la porte correspond à une révélation, à une découverte. Et c'est ce sens surtout qu'elle assume, très puissamment, dans la tradition chrétienne, ou dans la tradition abrahamique en général. Une porte ouverte c'est la révélation qui est en train de s’accomplir : « La porte ouverte du Ciel », « Dieu qui se tient à la porte ».
Alors la présentation de soi, que le Christ donne, et qui nous a mis en mouvement, précisément, jusqu'ici, « Je suis la Porte », englobe et propose, à la fois, toutes ces significations réunies. En se proposant lui-même de cette façon précise, « Je suis la Porte », le Christ nous met devant un effort, en vue de comprendre quelle est l'extension de sa Présence, quel espace Il couvre à travers lui, à travers la Porte qui s'ouvre en Lui et par Lui. Jusqu'où s'étend, autrement dit, Ce Christ qui se propose comme une Porte à travers laquelle on peut entrer et voir ? Pour ceci, nous nous étions engagés à regarder les trois références fondamentales qui se trouvent dans le Nouveau Testament où la porte se tient devant nous et, réciproquement, nous nous tenons devant elle, en invité de la Parole même du Christ.
Il y a trois lieux où « la porte » surgit dans le texte du Nouveau Testament, avec cette puissance de signification symbolique. La première signification est celle qui se réfère à la « porte du ciel », ouverture de la porte du ciel, ou « les cieux s'ouvrent ». Le 1° endroit où il nous est dit que les cieux s'ouvrent se réfère au récit de la naissance du Christ qui est présentée sous un double éclairage:
D'abord, la naissance corporelle, (c'est surtout saint Mathieu qui la donne, c'est l'ouverture même de son Évangile). Saint Mathieu ouvre son Évangile par le livre des origines de Jésus Christ, fils de David, fils d'Abraham, on a ensuite une litanie, très scrupuleuse, de tous les ancêtres, par ordre descendant (c'est la généalogie du Christ). Le nombre total des générations est donc : quatorze d'Abraham à David, quatorze de David à la déportation de Babylone, quatorze de la déportation de Babylone au Christ. On voit une insistance au nombre total des générations qui procède par ordre numérique très clairement délimité (14). On est de toutes façons devant une signification quelconque: 7 x 2, disposition de ce qu'on appelle « La Tour de Babel », qui représentait, symboliquement l'union sacrée entre le ciel et la terre. La référence de Mathieu est assez nette, il procède par ordre descendant. Il prend le point du départ chez Abraham : un être historique, bien campé et dont l'importance, pour la tradition, est incontestable.
Si nous passons dans les détails de sa naissance telle que Luc la présente, on peut noter, entre autres, cette première ouverture du ciel qui a lieu, lors de la naissance du Christ, pour réunir les extrêmes : les anges et les marginaux (les bergers).
Saint Luc parle aussi de l'ouverture du Ciel lors du Baptême de Jésus, puis il présente la généalogie du Christ. C'est un commencement absolu et ceci n'est possible chez Luc, que parce que Jésus a été vu dans l'Esprit. C'est une naissance autre que la naissance corporelle. C'est la nouvelle naissance, vue dans l'Esprit, où Jésus peut être compris dans ces origines totales ; né à Bethléem, l'ouverture première du Ciel s'accomplit pour entendre la voix des Anges et leur proclamation adressée aux bergers. Les extrêmes s'unissent, ici, pour situer la naissance physique de ce Jésus, selon la lignée humaine normale. La Porte n'est pas encore totalement ouverte, elle est entr'ouverte. Elle s'ouvre totalement, lorsque, dans l’Esprit, ce Jésus nous est présenté au-delà d'Abraham, vers Adam et au-delà d'Adam, en Dieu. C'est alors seulement que les Cieux s'ouvrent et une voix vient du Ciel pour la situer lui-même dans sa naissance, donc dans son origine véritable, qui est celle de « Fils de Dieu ». Origine au-delà de tout monde, de toute montée ou de toute descente ayant place à l'intérieur des trois mondes.
La porte donc, que Jésus ouvre ici, est une porte qui va, tout directement, en Dieu, dans ce monde extra cosmique. C'est la première mention de cette ouverture des portes, dans l’Évangile.
La prochaine fois, nous verrons la seconde ouverture des Cieux, qui est celle du premier martyre : saint Etienne.
Cours 14 décembre 1977
La Généalogie du Christ
Vous vous souvenez que nous étions encore en train de creuser ce lieu fondamental du Christ en tant que porte.
Nous avons approché l'endroit précis où le texte de référence, qui est l’Évangile, nous mettait devant cette notion et cette réalité de « porte du ciel » et cette porte du ciel était annoncée et en même temps portée, véhiculée par un ensemble textuel et sémantique qui était celui de Ia généalogie du Christ.
Signification de la généalogie
Or, la généalogie répond, très banalement si l'on peut dire, à une interrogation, peut-être théorique, mais aussi existentielle, fondamentale sur le nom et la forme d'un individu personnel, d'une personne individuelle. Il y a la généalogie, au sens générique, immédiat, lorsque la question se pose quant au nom et à la forme. La forme d'une personne répond à l'interrogation sur la position, le rang, le prix, la valeur dans l'être, généralement parlant, d'une personne individuelle. A tel point que l'on pourrait serrer, cerner le sens de la généalogie, de toute généalogie en tant que représentant une lignée ordonnée selon une continuité vérifiable par-delà la discontinuité ou par-delà le défi de discontinuité que posent le temps et la mort. Toute personne individuelle est sans cesse sollicitée, provoquée, mise en face de ce défi essentiel de la temporalité, qui est une discontinuité, et de la mort qui est la consommation, l'arrêt de cette discontinuité. Alors une généalogie, en tant que lignée ordonnée selon une continuité vérifiable, prend, assume ce défi de discontinuité en perpétuant la continuité de rapport avec l'origine, l'ancêtre, l'archétype primordial, l'origine de la vie. C'est l'approche, à la fois, la plus concentrée et la plus générale, de la notion de généalogie et de sa fonction. Elle se propose donc de perpétuer, par-delà la discontinuité temporelle et la mort, la présence vivante de l'origine.
D'ici, parenthèse, annonçant des développements futurs, l'importance par exemple de la notion de tradition vivante, dans toute spiritualité. On dit tradition « vivante », on ne dit pas « tradition » tout court, celle-ci étant souvent un autre nom hypocrite de la sclérose. La véritable tradition est vivante, créatrice, celle qui se transmet avec la Bible. D'ici également l'importance de la sira du prophète par exemple, ou de la sira du fondateur de la lignée de l'ordre des Jésuites, saint Ignace de Loyola.
Le père fondateur, l'ancêtre, l'archétype, disons encore une fois vivant, est celui qui marque le lieu de l'origine.
On pourrait aussi annoncer un développement futur concernant la tradition spirituelle orientale lors de la célébration liturgique byzantine : le célébrant entonne, à un moment donné, « La Communion de l'Esprit Saint », On couvre, recouvre en amplifiant et en englobant ce même thème et ce même signe de la généalogie. Dans notre langage humain, immédiatement parlant, la généalogie sert à fixer, non sans une certaine vanité, notre place et notre rang dans l'être. Je dis le nom qui me vient d'un ancêtre. J'en tire une vanité, mais c'est une vanité significative et révélatrice de cette double fonction de la généalogie : le nom et la forme. Toujours immédiatement parlant, par la généalogie, j'hérite d'un nom et aussi d'une forme, non pas physique ou morphologique, mais d'une forme au sens plus profond, celle qui a beaucoup plus d'impact et qui décide de ma relation, en tant qu'être individuel, avec l'ensemble de l'être, de l'existence qui me vient à travers une lignée d'ancêtres. Cette forme ce n'est pas moi qui la crée, elle me parvient depuis l'origine et si je peux y remonter, je suis sûr que ma forme reçoit, en quelque sorte, une couverture aussi vaste, aussi honorable que possible.
Ce qui est important c'est que ces deux attributs, nom et forme, remontent à une première réflexion dans l'être humain conscient, et s'articulent dans un langage que nous pourrions appeler spirituel, philosophique, métaphysique, pour déterminer la totalité des attributs possibles de l'être. Il y a, sur ces attributs dans la tradition hindoue - ou disons, dans l'Inde, puisque cela embrasse également le bouddhisme –, une spéculation et plus qu'une spéculation, une opération sur ces deux attributs fondamentaux qu'on appelle nāma-rūpa. Ceci explique pourquoi la tradition extrême-orientale, indienne, au sens global du terme hindouisme, bouddhisme, aussi même au-delà, vers la Chine, même les techniques somatiques de l'extase, ainsi de suite, tout cela se réfère à cette double détermination. Celle-ci est devenue dans la philosophie occidentale, grâce à Leibniz surtout, le principe de l'individuation, de la distinction de l'individu d'un autre. Comment je me distingue par le nom et par la forme, pas seulement extérieure.
Ceci explique aussi pourquoi le bouddhisme, par exemple, a réussi le plus extrême dépassement, en terme humain, de ce qui est limitation, individuation, rétrécissement, nom et forme, en dépassant tous les noms, toutes les formes, de tous les êtres, de tous les aspects, y compris ceux des Dieux (le nirvāna).
En étude comparée des religions, on pourrait expliquer très rapidement cela par le fait que, au moins certaines traditions extrêmement anciennes, immémoriales, dont celle dont nous parlons par exemple, prennent leur point de référence, de départ, pour le parcours philosophique et spirituel, dans la cosmologie, autrement dit dans le cosmos. Il y a donc la possibilité d'une voie d'approcher le divin, le principe transcendant, à travers sa manifestation, son inscription cosmologique, qui se manifeste surtout dans le Nāma – Rūpa et qui aboutit au-delà du Cosmos, de toute forme, de tout.
A peu près 2300 ans avant notre ère, l'émergence d'une autre articulation spirituelle, philosophique, se fait jour dans cette partie de la Méditerranée orientale vers la Syrie et la Chaldée, où surgit un autre thème, une autre catégorie différente de celle-ci, de nāma – rūpa, qui est celle de FACE, le divin, le Dieu qui a une face, un visage. Il y a bien sûr, comme partout, correspondance et corrélation entre cette lecture du divin et la précédente ; mais voici que celle-ci, centrée sur la face de Dieu, le visage du divin, annonce déjà et exige une toute autre approche, pas anthropomorphique (puisque l'anthropomorphisme ne représenterait que des paliers d'approche), mais elle est comme un pressentiment, une intuition, une captation du sens d'un Dieu vivant ayant un visage, c'est une autre communication avec l'homme d'où tout le cri qui parcourt par exemple l'Ancien Testament : « Montre-moi ta face », « Dis-moi ton Nom ». C'est la langueur, le cri du cœur profond.
Puis, chronologiquement, dans le Nouveau Testament, on retrouve le « Visage de Dieu », « la forme et le visage du monde » ; « le visage de ce monde, la face de ce monde passe » ; puis dans le Coran.
La Généalogie du Christ
Nous nous trouvons alors devant cette généalogie du Christ qui nous donne, nous livre un nom et une forme. En effet la généalogie du Christ (Mathieu et Luc) répond également à cette question essentielle, encore plus contraignante, plus dure, plus dramatique puisqu'elle concerne le Christ : « Qui est cet homme ? » D'où vient-il ? Que représente-t-il ? Quelle est sa généalogie, en d'autres termes ?
Saint Matthieu - Saint Luc
Or nous sommes devant un double scénario : a) le scénario prophétique qui est celui de Matthieu ; b) le scénario mystagogique.
« Mystagogique » est un mot presque technique, inclus dans la tradition et dans le vocabulaire spirituel et mystique chrétien, grec d'origine. Ce mot signifie : conduire vers le mystère, initier au grand mystère. Le mystagogue est celui qui conduit vers le ou les mystères. Ce deuxième scénario, celui de saint Luc, serait conductif vers le mystère même.
Remarquons combien il faut toujours avancer dans la compréhension et dans la lecture d'un texte quel qu’il soit et ceci vaut pour d'autres récits évangéliques. Ces deux récits sont différents, mais non opposés. Ils sont complémentaires. Ils émergent selon une perspective transcendante, mais en suivant des approches différentes.
Le scénario prophétique, celui de Matthieu, est descendant il prend comme référence l'ancêtre fondateur Abraham, et pour cause, le prototype, l'archétype, l'ancêtre fondateur de la lignée prophétique, Abraham a engendré jusqu'à Jésus par générations successives. C'est encore une référence que le texte fait à ceux qui savent lire. « Que celui qui lit comprenne ». Il ne s'agit pas seulement de lire pour apprendre, mais pour comprendre, pour descendre dans la compréhension du texte, et c'est la lignée prophétique. Le Christ est investi de cette lignée prophétique descendant de l'ancêtre par excellence : Abraham.
Porte du Ciel
L'ouverture du Ciel a lieu lors de cette naissance du Christ prophétique et elle aussi extrêmement cohérente de sens comme un code chiffré qu'il s'agit de déchiffrer comme tout Message. Le ciel s'ouvre et l'ouverture du Ciel se manifeste par des êtres célestes, par les indigènes du Ciel, que nous appelons des Anges. Ceux qui habitent le Ciel, ce sont les Autochtones du Ciel. Ils s'adressent à un récipient d'Être, à un captateur du message particulier : les bergers, les pâtres. Ceux-ci sont l'auditoire pré – établi dans le contexte prophétique, parce qu'ils sont pauvres, marginaux, exclus : « Je suis venu annoncer l'Évangile aux pauvres », l'annoncer non pas aux gouverneurs, aux grands prêtres, aux bourgeois établis mais aux pauvres ; c'est le Christ qui le dit. Et les pâtres sont là, comme les marginaux qui reçoivent l'ouverture du Ciel et le message du Ciel. « Envoyé de Dieu, tu as donc été pâtre de Dieu ? » Il répondit : « Oui, et il n'y a pas de prêtre qui ne l'aurait été ». Dans l'Évangile de Jean quand le Christ se présente lui-même comme la Porte « Je suis la Porte », il se présente aussi comme le bon pasteur, le pâtre.
Voyez par quel indicateur, en sémantique, on arrive à situer le message d'un texte.
Je mentionne, en passant, puisque nous rencontrerons cela lorsque nous aurons à parler de l'histoire, à part cette annonce en ce dévoilement prophétique du Christ, que l'ouverture annonce à qui de droit, les pâtres donc, il y a également une autre flèche de sens qui figure dans le même endroit de l'Évangile lorsque la généalogie du Christ est mise en place, où le Christ nous est présenté comme l'objet de reconnaissance de la part des Rois Mages. C'est un des endroits le plus lourd de sens pour la tradition chrétienne puisque le Christ, qui est reconnu par les rois, est donc signalé aussi comme recelant une qualité royale, selon un autre aspect de son identité qui sera dévoilée tout au long de sa carrière, de son itinéraire terrestre, jusqu'au moment où elle arrivera sous la provocation suprême, celle de Roi du monde. Et son procurateur, Ponce Pilate lui demandait « Es-tu Roi ? ». Alors, il s'annonce : « Oui, mais mon règne n'est pas de ce monde ».
Nous aurons à en reparler, mais Hegel pourrait avoir raison lorsqu'il disait que peut-être l'histoire de la subversion commence par la subversion de l'Histoire, laquelle s'est opérée avec l'incarnation, la manifestation du Christ et son annonce qu'un autre règne que tous les règnes du monde, le Règne de Dieu, est venu. L'histoire a été subversive, basculée. Voilà donc le premier scénario prophétique.
Le second scénario complémentaire répond lui aussi, comme toute généalogie, à cette interrogation fondamentale nom et forme et qui est reprise dans la tradition proche-orientale, puisqu'on la retrouve déjà en Égypte, je l'appellerais celle du nom et de la face, du visage, avec toute la différence que cela comporte, le second scénario donc, est un scénario mystagogique et il nous est livré par saint Luc. Il est alors cité, non pas au début de l'Évangile, mais à un endroit très différent, complémentaire sans être contradictoire, au moment où le Christ est enfin adulte et se fait baptiser. Et c'est au moment où il reçoit le baptême, comme le dit le texte, que le ciel s'ouvre. Mais cette fois-ci, l'objet et le lieu (lieu au sens fort : topologie de l'ouverture, message du Ciel) tombent sur un seul sujet, non plus sur les pâtres qui correspondaient à la captation du message prophétique, mais sur un seul sujet, un seul endroit, qui est Jésus-Christ lui-même, puisque les cieux se sont ouverts sur lui. Une voix s'est fait entendre ; l'Esprit est descendu sur lui ; une voix s'est fait entendre en le divulguant, en divulguant son identité son Nom et sa Forme ou son Visage, « Celui-ci est mon Fils ». Donc filiation directe. La dernière discontinuité entre le ciel et la terre est franchie dans cette ouverture qui tombe sur le Christ.
L'ouverture du Ciel, dans ce scénario mystagogique tombe sur le Christ qui est dévoilé. Elle dénonce dans cette redoutable, curieuse, inattendue identité, extrêmement ambitieuse : « Ceci est mon Fils Bien-aimé, c'est en Lui que je me suis complu, je me suis senti bien en lui, j'ai trouvé en lui mon Lieu, mon endroit, mon espace », dit l'ouverture du Ciel. C'est extrêmement prétentieux, risqué de s'entendre dire « qui est cet homme ? » et voici la réponse qui nous est livrée par le deuxième scénario mystagogique, qui, cette fois-ci, nous est située, éclairée par l'Esprit. Le dévoilement est opéré non plus sur un enfant, mais sur cet homme qui va se lancer au monde et affronter sa carrière.
On peut remonter dans l'Esprit, mais il faut d'abord cette ouverture de l'Esprit qui s'appelle en grec : épiphanie = révélation ou ouverture sur…
Alors la généalogie du Christ, cette fois-ci, n'est pas seulement orientée dans un sens complémentaire en suivant les mêmes articulations sans en nommer les mêmes tournants, elle ne plafonne pas comme le scénario prophétique chez l'ancêtre, le prototype, l'archétype de la prophétie qui est Abraham, mais elle opère un bond qualitatif. Fils d'Abraham ne suffit pas, Abraham, c'est déjà une lignée prophétique repérable historiquement. On opère un saut au-delà vers l'ancêtre universel qui est Adam et cela ne suffit même pas. On remonte d'Adam dans le mythe, dans le silence et le mystère de Dieu, c'est de là qu'il vient. Notre généalogie humaine nous donne un Nom et une Forme, autrement dit, notre rang dans l'être, par-delà la discontinuité de la temporalité et de la mort, c'est pour cela que nous la soignons, et on essaie tous de remonter jusqu'à notre ancêtre des « croisades ».
Avec le Christ, la première généalogie prophétique nous met devant des ancêtres très peu respectables qui parfois nous choquent, il y a une prostituée, de l'adultère. Dans le scénario prophétique de Matthieu, elle indique une ouverture vers l'universalité ; la lignée prophétique n'est jamais une lignée de pureté ethnique. Le véritable prophète est celui qui a une ouverture au-delà des frontières, des frontières de sa tribu, de ses coutumes, de sa foi, de sa pureté rituelle, le véritable prophète est un passeur de frontières. C'est pour cela que, à la limite, le Christ dit « l'Esprit souffle où il veut ».
Voilà donc l'investiture mystagogique, celle de la deuxième généalogie complémentaire. Elle nous met devant un Christ qui est le lieu, le lieu de réception de cette ouverture du Ciel « en lui je me suis complu ». La filiation se fait en ligne droite. Cette ouverture du ciel est le lieu où la filiation s'accomplit de cette façon univoque, et cette ouverture du ciel ne s'opère pas seulement sur lui, mais passe en lui, il devient lui-même la « Porte ». Nous pouvons donc comprendre, par cette lecture plus intime et aussi plus structurelle, comment le Christ peut, dans un sens extrêmement exigeant tellement exigeant qu'il est devenu provocant et qu'il a beaucoup contribué à sa condamnation et à sa crucifixion, le Christ donc peut dire « Je suis la Porte », celui qui entre par moi va jusqu'au bout de sa généalogie humaine et il la dépasse, l'enjambe par un saut qualitatif dans le mystère.
C'est pour cela que dans l'Évangile, il n'y a pas de véritable entrée en communion, en communication avec le Christ sans une seconde naissance. D'abord, dans le prologue de Jean, il est dit : « A ceux qui croient en lui, il a donné la possibilité de devenir enfants de Dieu, non pas par la volonté charnelle et du sang mais de l'Esprit de Dieu ». Ou alors dans la fameuse rencontre nocturne qui a toute la puissance et la saveur d'une sorte de rencontre entre le Christ et Nicodème. « Comment faire ? » lui demanda-t-il. Il faut renaître. Oui, mais comment renaître ? Je ne peux pas refaire ma gestation. Toi, tu es docteur de la Loi et tu ne sais pas qu'il faut renaître pas seulement de la chair, du ventre maternel, mais de l'eau et de l'Esprit.
L'Islam a des vues extrêmement profondes, mais très peu connues, sur le Christ dans cette perspective générique. Notons l'importance du hajj où l'égalité eschatologique devant Dieu est signifiée. Dans le christianisme cette même eschatologie est signifiée par le Nom, le nom nouveau, le nom qu'on reçoit d'abord au baptême qui est une deuxième naissance, ou lorsqu'on s'engage dans la voie religieuse, dans l'aventure de Dieu qui s'appelle vie monastique, vie mystique ; on change alors de nom.
Ceci aussi va très loin : en Égypte, chaque être naissant recevant un nom secret, à part le nom communiqué. En Inde, jusqu'aujourd'hui, les brahmanes qui sont la caste suprême de l'Inde, le sacerdoce, s'appellent dvija, le « twice born », les deux fois nés. Il y a une double naissance, celle qui vient par la voie naturelle de père, mère ; et l'autre naissance qui assoit le brahmane dans sa dignité lors de l'initiation. Pour le chrétien, cette égalité devant Dieu vient du fait, non pas que j'ai eu un ancêtre fils de roi, fils de duc… mais une fois que j'ai changé de nom, que je suis Jean, Pierre, André, Marie, Anne..., le nom me vient de Dieu. C'est l’égalité ; Dieu ne fait exception de personne. Il ne regarde pas le visage, « personne » ne veut dire « visage ». Dieu ne regarde pas le visage, naturel, mais le visage, ce nom qui a été reçu lorsque l'ouverture du Ciel se communique sur chacun dans la tradition chrétienne au moment de rentrer en communion, en communication baptismale, mystérique avec le Christ.
Une fois les portes du ciel ainsi ouvertes selon les deux textes, qui sont récits complémentaires, passons aux portes de l'enfer (c'est tout près).
Portes de l'enfer
Il n'y a qu'une seule mention, à vrai dire, dans le Nouveau Testament, et là aussi comme disent les pédagogues et les psychologues pour apprendre quelque chose, l'essentiel n'est pas seulement de retenir par un effort de l'attention immédiate et matérielle, ce qui nous est dit, mais d'oublier ce qu'on a cru savoir sur le sujet, ou ce qu'on a su, « faire le vide », diraient les spirituels. Ce que j'ai su sur Dieu, si je veux l'apprendre, je dois d'abord m'ouvrir jusqu'à cette radicalité, alors pour comprendre un peu ce qui nous est dit ici, les portes de l'enfer nous sont signalées dans le Nouveau Testament.
Cet endroit se situe dans un texte, ce n'est pas tellement la lettre qui nous importe, mais ce qu'elle véhicule comme signification, comme signifiance, on pourrait dire, « puissance de signe » (Math. 16, 16). Arrivé dans la région de Césarée de Philippe, Jésus interrogeait ses disciples : « Au dire des hommes, qui est le Fils de l’Homme ? ». Ils dirent : pour les uns Jean-Baptiste, pour d'autres Elie, pour d'autres encore Jérémie, ou l'un des prophètes (toujours le scénario prophétique). Il leur dit : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? ». Bien sûr, ils étaient polis et puis ils avaient la culture de leur temps ; tout de suite, ils l'ont rattaché à la tradition établie : « un des prophètes ». Ils auraient pu dire « vous êtes une sorte de hippie bizarre. Faites attention, les Romains aussi vous prennent pour un révolutionnaire. Les grands prêtres ne sont pas tellement contents de vous ». Mais ils devaient lui dire, se référant à ce qu'ils avaient comme outil linguistique, comme vocabulaire, ils devaient donc dire : « Jean-Baptiste » (qui était encore récent dans la mémoire), ou « Elie » (qui a une fonction eschatologique extraordinaire dans la tradition juive). Alors, une réponse vient par la bouche de Pierre, et qui, en même temps, apparemment, ne vient pas tout à fait d'eux. « Prenant la Parole », il n'a pas « répondu ». « Prenant la Parole », c'est un sémitisme, « un idiotisme ». Toutes les expressions (« La Parole vint », « Il a ouvert la bouche et il parla », « Il répondit », « Prenant la Parole ») sont des significations chiffrées, codées, absolument rigoureuses. Quand on fait l'herméneutique d'un texte sacré, on trouve toujours du sens derrière le sens.
Alors, « Prenant la Parole, Simon-Pierre répondit : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ». Est-ce que nous ne trouvons pas la réponse mystagogique, alors que Pierre n'était pas là ? On ne peut pas dire qu'il était présent, qu'il a entendu puisque les disciples n'existaient pas encore. On pourrait dire que c'est un arrangement ultérieur, cela ne gêne nullement. C'est un message, codé. Si l'on a mis cela après, c'est que c'était déjà présent dans l'Esprit. Reprenant la Parole, Jésus lui déclara: « Heureux es-tu, Simon, Fils de Jonas, car ce n'est pas la chair et le sang qui t'ont révélé cela mais mon Père qui est aux Cieux ». En grec : « révélé », c'est la même ouverture, le dévoilement, la déchirure du Ciel. On l'appelle théophanie. Une même épiphanie qui, cette fois-ci, est donnée sur l'homme, pour voir le Christ, tout comme l'Esprit l'avait révélé au seul témoin qui était là : Jean-Baptiste, lors du Baptême.
Et II dit : « Heureux es-tu, car ce n'est pas toi qui parles, chair et sang » (déduction ! si c'était une déduction, on s'en serait tenu là, à la respectabilité, « tu es prophète »), mais la théophanie intervient de nouveau. On le voit catapulter soudainement cet homme au rang de témoin et, ceci faisant, le Christ lui dit : « Tu es heureux et tu ne t’appelles plus Simon, et moi je te déclare : Tu es pierre (pierre angulaire), et c’est sur cette pierre que je bâtirai mon Église ; et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre Elle ». En insistant, comme toujours, quand il s’agit de déchiffrer, on débouche sur « les portes de l’enfer » qui représentent, précisément, l'antithèse des portes du ciel. « Les portes de l’enfer », on les retrouve dans l'Illiade : « Je hais comme les portes de l’enfer ». Les portes de l’enfer sont celles qui ne s’ouvrent jamais. Jamais l’enfer ne peut rendre ses morts, l’enfer c’est la jalousie, « La jalousie est forte comme l’enfer ». Les portes de l'enfer sont avares, parcimonieuses. Il n'y a pas de transaction possible. Si le Fils bâtit l'Église sur cette Pierre qui est la Révélation, l'ouverture, la théophanie, l'ouverture de la porte du ciel, et contre laquelle les portes de l'enfer ne peuvent rien, c'est que le ciel, l'Église dont il parle, est sans limite sans arrêt. L'Église dans cette ouverture (dans la mesure où c'est la pierre angulaire qui la soutient) n'a pas de limite, « ni grec, ni juif ; ni homme, ni femme ; ni esclave, ni homme libre ; c'est tout Un ». Cette référence aux portes de l'enfer signifie d'une part l'ouverture des portes du ciel qui fonde l'Église, et d'autre part, qu'il va descendre dans la mort, donc aux enfers, et II va ressusciter. Cette descente dans l'enfer brisera les portes de l'enfer.
Cours 4 janvier 1978
Portes de l'enfer (suite) (Math. 16, 16, seul passage qui en fait mention)
Pour ce qui concerne les premières portes, du ciel, il s'agissait de poser une question fondamentale : « Qui est cet homme ? » La réponse ne vient pas de Pierre lui-même (chair et sang) mais du « Dieu qui est au ciel » (c'est la théophanie). Les cieux s'ouvrent pour parler. Face à cette ouverture, le Christ ajoute : « et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre toi ». Les « portes de l'enfer » ne peuvent rien contre ce que Dieu fonde, contre cette Parole de témoignage : « Tu es le Fils du Dieu vivant ».
Nous avons déjà vu : les « portes de l'enfer » ont toujours signifié la fermeture irrévocable, l'impossibilité de sortir. L'Église est fondée sur cette ouverture des « portes du ciel » qui se manifeste dans le témoignage de Pierre. Ouverture sans limites, contrairement aux « portes de l’Hadès », être dans l'Église, c'est être dans l'ouverture sans cesse agissante, sans cesse reprise. Devant le constat de cette ouverture du Ciel, le Christ change le nom de Simon. Il lui dit : « Tu es heureux et je t'appelle désormais Pierre ».
Lorsqu'une ouverture est opérée de cet autre « monde », l'essence de l' expérience spirituelle se vérifie. L'expérience spirituelle est une épreuve, de moi-même et du réel, comme nous l'avons vu dans notre première leçon. Je suis dans l'expérience spirituelle à la fois sujet et objet. Le changement du nom signifie l'entrée dans un autre état de l'être. Le même être en devient un autre (« Dionysos », « dvija » ou « deux fois né »). Sens du témoignage de Simon devenu Pierre.
Ceci explique la perte de l'Espérance devant la fermeture irrévocable de l'enfer, perte de l'ouverture constante de tout être vivant (Dante), l'Espérance. Le symbolisme des portes de l'enfer est riche, vaste et très cohérent dans la tradition musulmane, et l'importance est donnée à l'Espérance comme antidote à la fermeture de ces portes.
« Portes du cœur »
Le symbolisme des « portes du cœur » est déterminant dans la tradition spirituelle universelle (référence dans le texte du Nouveau Testament). Le thème du « cœur » répond lui aussi à une interrogation correspondante aux 1° et 2° thèmes. Il répond à cette question « qui est l’Homme ? » « Qu'est-ce l’homme ? » – nāma-rūpa, nom et forme, ne répondent pas suffisamment à cette question. L'homme ne s'épuise pas dans sa totalité par ces deux déterminations. Il faut chercher plus profondément pour répondre à cette interrogation.
La psychanalyse a été mise en mouvement par cette même interrogation. Freud a été amené à envisager l'inconscient pour élargir le domaine de l'homme au-delà de l'apparence psychophysique et au-delà du système relationnel socio-culturel. Groddeck avant Freud parlait du « ça » qui se trouve au fond de l'homme. Donc, cette interrogation, au sujet de la réalité de l'homme, me met en mouvement vers un « lieu » où l'homme puisse se définir dans sa totalité et dans son essentialité.
Les traditions spirituelles ont donné à ce lieu essentiel de l'homme, le nom du « cœur », et ceci d'une façon convergente et unanime. C'est le lieu essentiel de l'homme d'où tout le reste découle, à partir duquel tout le reste se déploie et vers lequel tout le reste de l'homme converge. Le cœur équivaut donc à la notion essentielle du Centre ; le cœur c'est le centre de l’homme.
Le cœur
Depuis les plus anciens témoignages que nous possédons, il est incontestable que le cœur a fasciné l'observateur humain. Grégoire Palamas (XIVe siècle) : « Le cœur c'est le corps le plus intérieur au corps ». Comme position ou comme situation et fonctionnement, le cœur fascine parce qu'il jouit d'une sorte d'indépendance, d'autonomie, de singularité irréductibles. On sait très bien que le cœur possède un système nerveux autonome qui lui permettrait de fonctionner indéfiniment, dans des conditions adéquates, en dehors de l'organisme qui l'enveloppe (Alexis Carrel a prouvé cela par une expérience). La sensibilité première qui le restituait, qui le présentait en tant que centre. Dans l'Ancien Testament, il y a aussi des références (Jérémie) : « Le cœur est profond au-delà de toutes choses et c'est l'homme lui-même ».
Je, tu, Il
L'homme porteur d'un « nom » et d'une « forme » se traduit par le « Je » et le « tu » : j'ai un nom et une forme, et « toi », toi aussi tu es un porteur. Pronoms personnels déterminants de l'homme dans sa position immédiate et apparente dans l'être. Le cœur indique un autre pronom personnel, le plus haut, le plus mystérieux et le plus oublié. Le cœur donc pointe vers le « Il ». Le cœur n'est pas le « Je », le « tu » simplement, il est le « II » : la présence en moi d'un lieu qui communique vers un autre que moi. « Oh ! Lui, Il ! » (Huwa). « Lui » est le pronom personnel le plus « impersonnel » dans le sens positif du terme, parce qu'il est le plus embrassant, parce qu'il dépasse le « Je » et le « Tu ».
Symbolisme général du cœur
Le cœur correspond (non seulement d'une façon analogique, mais d'une façon opératoire, capable d'expérience) au Centre. Or, dès que je suis dans le centre, j'échappe à la circonférence. Dans la circonférence, je tourne sans cesse, j'ai le vertige. Au sens figuré, celui qui est dans le centre reste égal à lui-même, immobile, alors que tout autour le cercle accomplit sa révolution, sa rotation. Dans le centre j'échappe à la temporalité et de là je peux communiquer avec les trois mondes. Si je suis à la circonférence je suis pris dans le devenir, le cosmos de la Vie. Lorsque je suis au centre, au cœur, je peux communiquer parce qu'il n'y a qu'un centre.
Lorsque je suis au centre de l'être de l'individu et que j'ai percé jusqu'au lieu du cœur, je communique avec les autres centres, je peux entrer et sortir, et les portes du ciel aussi bien que les portes de l'enfer s'ouvrent pour moi. « Le royaume des Cieux est au cœur de l'homme ». D'où l'importance de cette situation de l'être humain là où il est, non pas le nom (il peut changer), mais si je veux aboutir à la véritable définition de l'homme, je dois toucher au centre, au cœur de l'homme. Ce symbolisme du centre agit également sur le niveau transcendant. Jacob rêve : il s'endort sur une pierre qui s'appelait Beth-el, Bethel ; pierre appelée omphalos (nombril), en grec. Là où se dressait un Beth-el c'était le nombril de la terre. Pour une structure spirituelle déterminée, cet endroit représentait le Centre spirituel. Il y avait là la possibilité d'une communication pour l'être humain qui a ouvert son cœur, possibilité d'accéder aux portes du ciel. Jacob voit dans le rêve les cieux s'ouvrir, une échelle, les anges descendre et le lendemain son nom change, il devient Israël, celui qui a combattu avec Dieu. Beth-el = maison de Dieu.
Babylone = La Porte de Dieu. « Bab-Il ». Cette centralité du cœur correspond à une entrée en résonance avec une centralité cosmique. Ce centre du monde (jamais fixé matériellement) permet donc la communication et donne à l'homme la possibilité de devenir un homme universel (insān kāmil, dans la tradition spirituelle musulmane). « Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi », saint Paul. L'homme est une universalité s'il atteint à ce centre et s'il passe de ce centre.
Delphes, en Grèce donne le frisson. Omphalos, c'est le centre, le nombril. Dans la langue arabe le dos = zahr, abdomen = batn. De batn on passe à al-bātin, « l'ésotérique », le « dedans ». De zahr on passe au al-zāhir, « l'exotérique », le « dehors », « l'extérieur ».
Le cœur est ce lieu d'intériorité qui peut communiquer avec les autres Mondes. L'homme, en ouvrant les portes du cœur, en les voyant ouvertes devant lui, arrivé au lieu du cœur, peut accéder aux royaumes supérieurs et aux royaumes inférieurs.
Cours 11 janvier 1978
Le symbolisme de la porte
« Les Portes du cœur » (suite)
Un effort nous est requis : celui de dépasser l'acception courante de la notion de cœur telle qu'elle circule dans notre imagination culturelle actuelle, dans nos références littéraires, dans notre langage commun où le cœur tient une place importante en tant que mesure et lieu des sentiments surtout passionnels.
Mais dans la tradition spirituelle le cœur a une signification plus grave, plus profonde, plus rigoureuse. Cette notion spirituelle du cœur, nous l'avons rencontrée déjà en tant que notion expérimentale, opératoire même. Il ne s'agit pas d'une métaphore psychologique, d'une figure de style littéraire ou d'une forme d'affectivité lorsque nous parlons du cœur dans la tradition spirituelle quelle qu'elle soit, en l'occurrence la tradition chrétienne. Mais il s'agit d'une réalité active, vivante, pas seulement la projection de ma psychologie qui voit dans le cœur une possibilité d'opérer une jolie métaphore. Et si les portes du ciel et celles de l'enfer relèvent en quelque sorte de l'opération de Dieu, les portes du cœur reviennent plus immédiatement et plus directement à l'homme. C'est par ces portes que l'homme a accès aux dimensions totales de ces trois mondes signifiés par ces trois portes.
Cette ouverture va au-delà du cercle de la finitude où nous nous trouvons (déterminisme et mort).
Le cœur correspond donc à cette interrogation permanente : « Qui est l’homme ? », « Qu'est-ce que l’homme ? ». Le cœur est pressenti en tant que centre de l'homme. Le cœur spirituel est toujours caché d'où toute cette importance de l'intériorité, bātin.
Enfin, il y a la ‘cor-respondance’ entre le cœur, centre de l'homme, et le centre spirituel du monde ou d'un monde qui est un lieu par où l'axe du monde s'ouvre, le Ciel, la Terre et l'Enfer communiquent comme une expérience.
Citations :
Angelus Silesius : Le Pèlerin chérubique : « Le très-fond de mon cœur invoque toujours avec effroi le très-fond de Dieu, dis lequel des deux est le plus profond, mon cœur ou Dieu ? ».
« Le cœur de l'Homme est la maison de Dieu, plus importante que la Ka‘ba elle-même ».
Conclusion
Les textes fondamentaux du Nouveau Testament ont inspiré et ont donné forme à une tradition spirituelle. Ils pourraient être groupés sous trois chapitres :
Le premier se réfère au sens caché du cœur. Le cœur comme centre, comme intériorité de l'homme, communiquant avec l'intériorité de Dieu, donc le cœur comme porte, lieu d'ouverture, dépassant le nāma-rūpa, le cercle de la finitude où règnent le déterminisme et la mort. Donc celui qui ouvre les portes du cœur peut circuler librement dans les trois mondes et atteint l'état de ressuscité, d'éveillé, d'homme parfait (insān kāmil).
Le Christ, en ressuscitant, dépasse vie et mort, il a échappé à la finitude de l'espace et du temps. Le temps et l'espace sont consommés, abolis, achevés. Il peut se rendre visible, sensible, comme quelqu'un qui a la maîtrise sur la vie et sur la mort. S'il a fait cela, c'est que tous ceux qui suivent ses traces passeront par la même expérience, à une différence près, c'est qu'ils doivent passer par la mort physique et abandonner la dépouille du corps qui ne relève plus de l'espace et du temps. Un Corps qui vivrait dans un espace à quatre dimensions échapperait à notre espace sans s'y laisser réduire, il engloberait cet espace. Par analogie, la quatrième dimension serait celle de la résurrection.
Le Christ c'est le « premier né » des morts. On peut anticiper cette résurrection. Le Corps peut se modifier, assumer des vertus pas courantes, mais il doit passer par la mort naturelle. Le Christ a franchi les portes, la porte de la mort, il est le même.
Math. 6, 5 : « Symbolisme du cœur »
« Quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites qui aiment faire leur prière debout dans les synagogues et les carrefours afin d'être vus » (c'est le dehors). « En vérité je vous le dis ils ont reçu leur récompense (dans le visible), pour toi quand tu veux prier entre dans ta chambre, la plus retirée ».
Infléchissement et dépérissement du sens dans un texte rigoureux. Texte grec : « Entre dans le sanctuaire de ton cœur », lieu du trésor caché, appelé d'après la forme géométrique, cubiculum en latin, cube, pièce la plus intime. Le cube a cette propriété : il remplit et contient l'espace. La sphère compressée prend la forme d'un cube (Aristote). Le cube est la seule forme adhérant totalement à l'espace et le représentant formellement. On comprend pourquoi la Ka‘ba du pèlerin ait cette importance, elle trouve là-bas le lieu de stabilité. Cubiculum : lieu de paix, d'intériorité de concentration, de concentrement où tout se centre, lieu de prière. Une fois les portes fermées tu prieras le Dieu invisible qui est caché et II te répondra.
Coran 6, 59 : « Dieu détient les clefs des choses cachées » ; Math. 6, 6 : « Dieu qui voit dans le secret, te le rendra ».
La racine du mot ciel remonte au sanscrit et veut dire à la fois couvrir et cacher. Caelum vient de KAL, d'où Scellier (allemand). Le ciel est le lieu où se tient cachée, disponible, la présence de Dieu, de la transcendance du réel, et pour y arriver il faut entrer dans la demeure intérieure, dans ce cubiculum, et alors Dieu qui voit dans le secret répond dans le secret, Lui qui « a les clefs des choses cachées ». Il faut passer donc par la porte secrète du cœur pour entrer dans la présence cachée de Dieu.
Cette définition du ciel comme lieu du secret peut être comprise dans deux termes. D'abord, ce qui est invisible est en quelque sorte évidemment caché, il faut se mettre en disposition de le débusquer. Deuxièmement, dans des moments d'occultation où le ciel ne se montre plus, où Dieu ne parle plus (tradition judaïque, théologie moderne de la mort de Dieu), lorsque le ciel se cache, il reprend le chemin secret du cœur, « les voies souterraines » du cœur. Pour le trouver, il faut savoir qu'il se cache maintenant et que Dieu se découvre dans les profondeurs du cœur et non plus dans les hauteurs. Le ciel devient alors une grotte, « la caverne du cœur ». « Le Christ est né dans une grotte ». C'est parce qu’à partir de l'invisible, de l'humilité, de l'inapparence de la grotte, le cœur secret, que Dieu nous parle.
Deuxième groupage de textes du Nouveau Testament : les paroles et le cœur (Math. 12, 34-35)
« Car ce que dit la bouche, c'est ce qui déborde du cœur, car l'homme bon du bon trésor de son cœur retire de bonnes choses, l'homme mauvais de son mauvais trésor du cœur, retire des choses mauvaises ». On rencontre là la bi-polarité des symboles fondamentaux (l'eau : eau-de-vie ou eau stagnante ; le Feu : destructeur mais purificateur aussi).
Le cœur est indiqué dans le premier texte comme le lieu de passage unique entre l'homme et Dieu. Maintenant le cœur semble s'ouvrir des deux côtés : vers le bien, en haut, et vers le mal en bas (inféra en latin, les enfers, le royaume d'en bas). Le cœur recèle cette ambivalence en s'ouvrant des deux côtés. On peut prendre la voie vers l'en-bas. Il n'y a pas de montée, tout comme le Christ, qu'après avoir résumé les trois mondes. Une réalisation spirituelle du monde ne peut s'accomplir sans une certaine intégration du mal. Ceci suppose une assumation dans le cubiculum du cœur des traces latentes du mal (passion haine : dernier égoïsme). Donc, cette intégration du mal (voie ascétique) c'est se trouver face à face avec la pesanteur qui tire en bas (le doute). Cette intégration du mal a lieu par des épreuves dures, des initiations, dans certaines traditions. (Faire veiller aux Indes un disciple auprès du bûcher funéraire, toute une nuit ; rencontre avec son « soi », ses fantasmes.) Donc le cœur, c'est le lieu de passage et le lieu qui pose l'intégration du mal dans sa bi-polarité.
Cours 18 janvier 1978
Les portes du cœur (suite)
Troisième aspect : Le cœur donc est le centre de l'homme et il a la caractéristique des symboles fondamentaux qui est la bi-polarité ou l'ambivalence. Ajoutons que pour celui qui opère une approche spirituelle, il est impossible de ne pas rencontrer l'intégration du mal. On entend par là, non pas l'aspect relatif ou social du mal ; mais le mal assumé pour être résolu en bien, tel que le Christ en parle. Ceci s'exprime par l'ascèse. Le Christ lui-même a bafoué la morale établie dans son temps. Cette approche donc ne serait pas une approche moraliste. Il ne s'agit pas de rejeter le mal mais de l'assumer pour le transfigurer, le résoudre en bien.
Synthèse du cœur, centre et symbole bipolaire :
Le cœur « réalisé », « accompli », donne accès au Ciel, ouvre la Porte du Ciel. « Dieu seul tient les clefs des choses cachées » (Le Coran). Le symbolisme des clefs est rattaché au symbolisme des portes. Pierre reçoit la révélation de l'identité du Christ et reçoit en récompense le pouvoir des clefs. Par cette ouverture, il peut lui-même opérer et aussi tous ceux qui participent au même témoignage.
Donc, ici, rencontre de l'accomplissement des deux aspects antérieurs : le cœur ouverture, permettant l'accès de l'être dans les trois mondes. Tel que le présentent les textes testamentaires. C'est le cœur réalisé, accompli qui ouvre la porte du ciel.
Apocalypse 3, 20 : Le Christ se présente dans une vision apocalyptique (ouverture et découverte) : « Voici que je me tiens aux portes (sous-entendu du cœur) et je frappe et celui qui m'ouvrira j'entrerai chez lui et on prendra la Cène ensemble ». La Cène dans ce langage symbolique veut dire le « viatique », nourriture pour la route. La cène ici est une invite à la route pour aller de l'avant dans la voie.
Luc 24 : Après le récit de la résurrection du Christ les disciples sont en route pour Emmaüs ; un mystérieux voyageur se joint à eux et commence à parler de la crucifixion de Jésus-Christ. Ce personnage mystérieux, étranger, s'arrête dans l'auberge d'un village, les disciples l'invitent. Il prend le pain, le rompt, à ce moment-là, les yeux des disciples s'ouvrent et ils reconnaissent son identité. Ils ont cette exclamation au sens rigoureux : « Est-ce que notre cœur n'était-il pas brûlant au-dedans de nous? » A un moment donné, ce cœur profond a la capacité de se mettre en feu, alors il devient un organe de connaissance et de reconnaissance de ce qui jusque-là était invisible. Soudainement on voit l'invisible du visible, puisque nos yeux, normalement, ne voient que le visible du visible.
Le texte central est celui des Béatitudes. C'est un récit programmatique fait par le Christ à ses disciples, commençant par le terme « Bienheureux vous... ». Sorte de programme fondamental de la voie et de la foi. « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur ». Beati mundo corde : « Bienheureux les purs de cœur ou les cœurs purs car ils verront Dieu ». Ghandi avait fait de la méditation et de la lecture des Béatitudes son exercice spirituel fondamental.
Les cœurs purs
a) Le cœur pur est celui qui a transcendé ce qui dans l'être même pourrait être impur, immonde, non pas au sens moral, mais au sens existentiel, ontologique.
b) « Bienheureux le cœur pur » a aussi une signification en termes d'espace. Être pur c'est avoir acquis comme une sorte d'intérêt de justesse, d'orientation juste, ce qu'on appelle aussi discernement. Discerner c'est savoir s'orienter, opter entre deux ou plusieurs directions ouvertes. Je choisis instinctivement la juste orientation, mentionnée pour la première fois, lors de l'ouverture du Ciel à Bethléem : « Gloire à Dieu et Paix aux hommes de Bonne Volonté », orientation vers la Paix et la Gloire. Cette bonne volonté, ce n'est pas l'amabilité, elle est cette orientation essentielle de la totalité de l'être vers la Paix, vers la Gloire qui sont deux références fondamentales. Ceci nous rappelle l'importance qu'a par exemple l'orientation vers le Centre, qibla, cette orientation étant elle-même en fonction de la droite et juste intention qui s'appelle niyya. D'ailleurs, toutes ces terminologies fondamentales de l'orientation dans toutes les langues modernes sont d'origine arabe : « Azimuth », « zénith » vient du mot al-samt.
Ceux qui ont donc abouti au cœur pur voient Dieu. Voir Dieu c'est être dans sa proximité, non pas physique, non pas matérielle ; mais c'est aboutir à une capacité de saisir Sa Présence et de l'assumer en soi. Voir le Dieu à travers le cœur pur et grâce au cœur pur c'est accéder à la présence de Dieu.
Si cette porte du cœur s'ouvre vers l'ultime dépassement (qui est celui de la présence de Dieu, qui est donc le transcendement au-delà de toute finitude) elle répond enfin à cette question « par quel cercle l'homme sera-t-il finalement compris, par l'homme ou par Dieu ? » (Nietzsche). Par le centre du cœur donc on a la réponse, on accède à la vision de Dieu. Mais en accédant à la vision de Dieu on acquiert aussi une liberté de présence et de mouvement dans les trois mondes qui est le véritable domaine de l'Être.
Si je me réalise moi-même, je ne peux pas me limiter à moi-même. « L'homme passe infiniment l'homme » (Pascal). Mais on peut se passer à l'intérieur d'une même finitude, alors ce n'est pas dépasser la finitude, mais Se dépasser indéfiniment. Le passage à l'intérieur d'une même finitude, qui est suffisamment vaste, peut donner l'impression d'un dépassement. Hamlet : « Je reste enfermé dans ma coquille de noix, et je me crois le maître des espaces infinis (qui sont ma coquille de noix) ».
L'homme parfait
Or, par cette porte du cœur qui correspond à ce centre du monde, accédant à la présence et à la vision de Dieu, je récupère et je recouvre la liberté de présence et de mouvement dans le véritable domaine de l'être, les trois mondes. Dans le Nouveau Testament, il est dit : « A chacun de nous cependant la grâce a été donnée selon la mesure du don du Christ, d'où cette parole : Monte dans les hauteurs, il a capturé des prisonniers, il a fait des dons aux hommes... ». Il est monté : il est aussi descendu. Monter, c'est la direction évidente qui dans la toponymie du langage veut dépasser l'horizontalité de l'existence. Il est donc aussi descendu jusqu'au plus bas (c’est-à-dire les Enfers). « Celui qui est descendu est aussi celui qui est monté plus haut que tous les cieux », dit saint Paul. « Il est monté plus haut que tous les cieux afin de remplir l'Univers et c'est Lui qui a donné certains comme apôtres comme prophètes afin de mettre les saints en état d'accomplir leur ministère jusqu'à ce que nous parvenions tous ensemble à l'Unité dans la connaissance du Fils de Dieu à l'état d'adulte, à la taille du Christ dans sa Finitude, à l'état d'homme parfait », al-insān al-kāmil.
« Adulte » c'est « l'homme parfait » dans le texte grec ou latin. Parfait non pas au sens moral, il n'y a pas de perfection dans la morale. « Parfait » dans le sens d'abord : récupérer les dimensions de l'être, ces trois mondes. Celui qui est monté, celui qui est descendu pour que nous puissions aussi bien aboutir à cette plénitude de l'être qu'il a montrée. Dans une église de rite oriental orthodoxe, dans une nuit de célébration pascale, on entend un texte très beau attribué à Jean Chrysostome au IVe siècle, où il est dit ceci : « Aujourd'hui tout est rempli de lumière, les Cieux, la terre et les enfers... Ne pensez plus au péché, ne pensez plus à la crainte, entrer tous dans la joie ». On est convié à entrer aux trois dimensions de l'être. Les portes du ciel, les portes de l'enfer s'ouvrent selon cette accession de l'être dans son centre qui est le cœur avec sa capacité d'ouvrir l'être vers la dimension totale.
Le martyre
Comme nous l'avons déjà vu, le témoignage est un lieu très important où cette ouverture prend un sens concret, réalisé, repérable historiquement. Il y a dans la tradition chrétienne un lieu et un moment très précis où on a enregistré l'apparition historique du premier martyre Stéphane, martyrisé peu de temps après la résurrection du Christ à Jérusalem. Le martyre, ce n'est pas un « exercice » dans la torture. On ne devient pas martyre uniquement du fait des tortionnaires. Le martyre, en grec, veut dire « témoin oculaire », il y a donc la dimension de vision et dans le texte de référence (Actes des Apôtres) : Le martyre devient martyre uniquement après avoir exclamé et proclamé comme dans une extase (qui est un dépassement de soi) : « Je vois les Cieux ouverts et le Fils de l'Homme ressuscité... ». La shahāda comporte également cette racine de la vision de l'invisible.
Il est tout de suite ajouté qu'au moment où il expirait, Stéphane retrouve l' exclamation qui fut celle du Christ au moment où il se mourrait en croix : « Tout a été consommé ». Stéphane dit : « Seigneur, ils ne savent pas ce qu'ils font, ne tenez pas compte de ce péché... ». Dans ce contexte, c'est une autre marque du martyr véritable : « et celui qui pardonne est pardonné ». « Pardonner », « donner » et « para » - « donner », « pardonner », c'est dépasser même le don, entrer dans un espace de liberté si total que même le mal qu'on m'inflige ne m'atteint plus. Ce mal qui m'enlève mon existence n'atteindra pas ceux qui me l'infligent. Pour celui qui pardonne l'aliénation cesse, il n'y a que la présence transparente, totalement libre, sans aucune prise pour tout ce qui pourrait correspondre à une capture, à un asservissement derrière les portes de l'enfer. Il n'y a plus d'enfer : il est ressuscité.
Cours 25 janvier 1978
La Révélation
Il est normal d'aborder ce thème après avoir étudié le symbolisme de la porte car le thème strictement défini de la révélation dans la tradition spirituelle n'est qu'une implication de ce symbolisme. Ce dernier se concentre et se centre sur ce lieu et sur cette notion précise de la révélation. Nous allons opérer une approche introductive, élémentaire avant d'entrer dans le vif du sujet.
Révélation et religions
Le terme de révélation constitue une référence primordiale de ce qu'on appelle : religion, de toute religion (et il y en a plusieurs). D'où la nécessité d'une distinction.
Phénoménologiquement, la révélation représente le moment où on passe la porte de ce monde vers l'autre Monde. Il ne pourrait y avoir une « prétention » religieuse sans cette révélation qui constitue, au moins en tant qu'ambition, le passage, la réception d'un corps de doctrine et d'une inspiration de comportement venant de l'autre Monde vers ce monde-ci. D'ailleurs, cette distinction s'inscrit parfaitement dans le cadre de cet espace si longuement indiqué par nos leçons précédentes ; espace jalonné par les trois Mondes.
Dans la tradition musulmane ce monde-ci est dunya, alors que le Monde c'est ‘ālam. Distinction nette dans les langues grecque, hébraïque, latine, française… Donc, cette référence à la révélation est constitutive de toute ambition religieuse pour cette raison précise: elle marque le passage de la porte entre ce monde-ci et l'autre monde, il ne pourrait pas y avoir authentification d'une entreprise religieuse dans cette révélation. Si c'est ainsi, toute religion, quelle qu'elle soit et de quelle façon qu'elle se présente, elle se réfère à une Révélation. D'où la nécessité de distinguer entre les religions.
Les traditions et les religions
1) Les religions originaires. La tradition hindoue, très ancienne, d'où se ramifient d'autres formes de vie et de doctrines religieuses. Le tronc de la confession protestante, jailli au XVIe siècle, avec ses ramifications et ses divisions. Une religion originaire s'inscrit dans une tradition puissante qui est en même temps son expression historique et son test. Si elle n'est pas suffisamment vivace, la tradition s'arrête à un moment donné et cette religion devient un objet d'étude historique du passé. Donc religion originaire ou tradition.
2) Les confessions d'une même religion dans un contexte plutôt occidental il y a la religion chrétienne et il n'y a pas une religion protestante, ou une religion catholique, les catholiques sont des chrétiens. Du tronc du catholicisme, du tronc du protestantisme vous avez d'autres éventuelles divisions.
3) Les religions syncrétistes : formes et expression religieuses nullement dénuées d'intérêt qui peuvent se manifester parfois d'une façon très puissante dans certaines périodes de l'histoire. Le syncrétisme : terme d'origine grec = ensemble (syn) + mélange (krasis) donnant une forme subsistante par elle-même. Exemple : Le phénomène religieux, pas mort, la gnose est en grande partie une religion de syncrétisme. Il prend des éléments de la religion égyptienne antique, de la religion syrienne, du christianisme naissant (textes apocryphes). Ce syncrétisme est né au début de ce siècle, il est puissant et créateur, il relève d'une recherche vaste et plénière. C'était dans un moment privilégié.
Le syncrétisme se déroule sous nos yeux, que ce soit en Orient (l'Inde), que ce soit en Amérique. On voyait surgir de ces groupements portés par une ferveur (qui parfois retombait ou qui se poursuivait) et qui se présentaient comme des religions ayant reçu une révélation nouvelle, une inspiration nouvelle, une impulsion au moins divine (The Christian Signs).
4) Les simulacres de religions : Ce ne sont pas de fausses religions, mais ce sont des phénomènes ayant leur impulsion première dans un domaine extrinsèque à une confession quelconque, dans un domaine d'ordre politique, ou culturel, ou idéologique. Sur le parcours, ces phénomènes se transforment insensiblement en structures et comportements de types religieux. Exemple : Le positivisme d’Auguste Comte au XIXe siècle : il avait imaginé une évolution des âges de l'humanité : l'âge théologique, âge de l'Enfance du monde, ensuite l'âge adolescent qu'il appelait l'âge philosophique et enfin l'âge mûr, l'âge du positivisme qui s'ouvre avec lui. Donc rejeter toute religion, toute forme traditionnelle. Or, à la suite de certaines circonstances, Auguste Comte se met à fonder une religion avec doctrine, culte, hiérarchie. Son amie était devenue une grande prêtresse etc...
D'autres exemples : les mouvements idéologiques. Le mouvement nationaliste allemand, purement politique. Il s'est donné un simili type de religion. Le phalangisme en Espagne avec Franco, qui voulait se référer à la religion catholique pour se donner un surcroît de prestige et d'authenticité (régime politique, dictatorial, idéologique). Le phénomène communiste russe. Le communisme en assumant un certain élan religieux, mystique de l'orthodoxie russe (avant 1936) s'était insensiblement calqué, simulé sur un modèle d'une religion originaire, le christianisme oriental, en se donnant un ancien Testament : Marx, Engels ; un Nouveau Testament : Lénine, Staline (référence : Les sources et le sens du communisme russe, de Nicolas Berdiaev).
L'axe millénaire
Donc, il s'agit de distinguer entre tous ces phénomènes pour arriver au point suivant : en phénoménologie, ou en philosophie de la religion et de la culture, on est arrivé à formuler ce schéma d'ensemble, digne d'être connu et médité. Un philosophe contemporain, Karl Jaspers, a été le premier à l'exprimer de cette façon systématique et nette : « le millénaire axial ». Si on étudie rigoureusement l'histoire des idées on s'aperçoit que toutes les grandes religions et on peut dire même que le surgissement des grands penseurs ayant remis en question l'état antérieur de la raison, de la culture humaine et ayant ouvert des voies destinées à proliférer pour toujours dans l'avenir, donc on peut dire que tous ces fondateurs et ces grands penseurs s'inscrivent rigoureusement entre l'an 600 avant notre ère et l'an 600 de notre ère (les religions existaient bien sûr depuis l'existence et la mort de l'homme). Le Bouddha, Zarathoustra, Lao Tsé, Héraclite, Socrate, Platon, Confucius, et ainsi de suite, jusqu’à Mahomet, fondateur de l'Islam vers 600. Il s'agit donc de maintenir devant l'esprit cette image du millénaire axial qui a vu le surgissement et l'inscription au long du temps pour des traditions destinées à se perpétuer ou éventuellement à se métamorphoser. « Deux mille ans passent devant nous et pas un seul Dieu qui nous ait parlé depuis », a dit Nietzsche.
La Révélation : analyse du contenu sémantique du thème de la révélation. Les modèles fondamentaux de la révélation en phénoménologie et dans l'histoire de la religion. Modèle : « Pattern » en anglais, un patron, un modèle d'habillement pour le démultiplier, et non pas « the boss ».
Le voile
Pour le contenu sémantique de cet opérateur essentiel qui est la révélation : dans toutes les grandes traditions spirituelles et religieuses du monde ou dans la terminologie courante de la culture universelle ce terme est composé et tourne autour du voile, en latin, revelare, en grec, apokalypteim, kal, ce qui est caché, apokalypsis veut dire : révéler, découvrir, enlever le voile. La parenté entre le Voile et la Porte : le voile sépare deux espaces, il permet ou interdit l'accès, il cache et suggère en même temps. Quelques nuances par rapport à la porte : la porte signifie des limites, des espaces de types disons cosmiques, le voile personnalise en quelque sorte la même opération sémantique et noétique de signification, parce que le voile, je peux le porter sur moi, sur une personne, je peux fermer une porte dans l'espace, mais je ne peux pas assumer personnellement une Porte. Tandis que le voile, je peux m'en envelopper.
Bipolarité du symbole : Révéler, en allemand : laisser ouvert, Apocalypse = révélation. « Revelare » peut être compris en tant que : a) découvrir, enlever le voile ; b) ou alors « revelare », recouvrir, mettre le voile.
Novalis dans Les disciples à Saïs, il décrit sous un langage chiffré une sorte de poursuite, de quête de Dieu, du divin dans le temps ancien. A Saïs, dans le temple central, à la dernière station, à l'achèvement de l'initiation, il y avait l'entrée dans le sanctuaire de la Déesse Isis. Après de dures épreuves et contre – épreuves initiatiques –, l'initiation avait lieu par un dévoilement ; on voyait enfin le véritable visage de cette déesse. Novalis dit : « un seul réussit à soulever le voile au centre du sanctuaire de la déesse, il vit merveille des merveilles : lui-même, son image d'éternité projetée, son soi divin ».
Un autre exemple : Moïse. Au moment où il a reçu la révélation sur le Sinaï, il descend et le peuple s'aperçoit qu'il ne peut pas le regarder, il rayonnait, il irradiait. Et pour pouvoir parler à son peuple et lui transmettre la révélation qu'il avait lui-même reçu, il se révèle, il se couvre le visage.
Donc on a les deux directions de sens au niveau du contenu de l'opération sémantique dans le thème de Révélation : découvrir et recouvrir. Aux Indes, Maya, c'est le voile de l'illusion mais sans lequel nous ne pourrions pas voir le réel. Pourquoi cette double direction de sens ? C'est parce que le fait de voiler ce qui est caché révèle le signal, propose une présence, un contour, une forme cachée sous le voile. Sans voile, deux risques : a) s'il s'agit d'une présence toute puissante, risque de destruction par le tout Autre, rencontre et désagrégation de l'antimatière et de la matière ; b) s'il est tout Autre, je passe à côté de Lui sans Le reconnaître.
Si c'est voilé, il y a une présence cachée à laquelle je ne peux accéder que graduellement en soulevant le voile, en m'y conformant moi-même, en m'y adaptant moi-même.
Conclusion. Révéler : soulever le voile pour avoir la connaissance ultime, mais pour y arriver il faut qu'il y ait un voile pour me signaler ce qui sera révélé dans l'autre sens.
Cours février
La Révélation (suite)
Le millénaire axial commencé au VIIe siècle donc avant notre ère et clos au VIIe siècle de notre ère avec l'Islam a vu l'émergence des grands prophètes et marque une nouvelle forme de Révélation, la Révélation prophétique.
Le contenu sémantique et les modèles fondamentaux de la révélation
C'est toujours dans ce millénaire axial que s'inscrit la distinction entre l'Orient et l'Occident. Distinction non géographique, mais de l'esprit. Deux formes de styles également cohérents, également valables et créateurs d'approche et d'expression religieuse et spirituelle qui jusqu'à aujourd'hui surplombe notre humanité et la porte vers son destin.
Au Ve siècle, l'Inde, à la suite du message bouddhique met en forme à la fois la doctrine bouddhique et par réaction la doctrine hindoue : c'est la postulation d'un Absolu à la fois indéclinable, inflexible et en même temps expérimental. Au même moment, la Grèce est en train de suivre un chemin différent et complémentaire : le monde est découvert dans son autonomie propre, il devient l'objet de l'acte de la connaissance humaine. Pour l'esprit grec naissant, cet acte de connaissance n'est plus uniquement orienté vers la contemplation (vers la découverte des essences au-delà du monde), mais il est orienté vers une action dans et sur le monde que nous assumons glorieusement.
Les deux esprits sont révélateurs d'une certaine intention de Dieu sur le Monde, d'une certaine destination de ce monde dans son ensemble.
La Révélation : couvrir, découvrir, bipolarité du voile (Moïse). Pour recueillir la Révélation, il faut être voilé.
Le voile : Dans la tradition néo-testamentaire, il est question de voile à plusieurs reprises, notamment dans un contexte souvent proposé par saint Paul, lorsque invitant ses auditeurs à lire les Écritures, il leur dit : « Il faut enlever le voile qui se trouve encore sur votre cœur, c'est quand on se convertit au Seigneur que le voile tombe... ». Si les juifs ne comprennent pas jusqu'à présent leurs propres écritures, c'est parce qu'ils les lisent avec « un voile sur le cœur”.
Nous avons vu le voile fonctionner du côté du révélant, de celui qui se révèle, nous le voyons maintenant mentionné du côté de celui qui le reçoit.
Une autre tradition, très riche dans ce sens, autour de la sémantique du voile nous est fournie par l'Islam. C'est une des références les plus profondes au niveau de la spiritualité : dans le Coran, il est dit : « Il y a soixante-dix fois sept mille voiles de ténèbres et de lumières qui cachent la Face de Dieu... Si Son regard n'était pas voilé, le monde éclaterait... ». Expression typique et courante, dans toutes les traditions, 70 x 7, chiffre qui révèle sa fonction non pas quantitative, mais qualitative. La qualité ici étant celle de la multiplicité indéfinie, de la première révélation captable de l'Infini. Quand le Christ dit : « il faut pardonner 70 x 7 », cela veut dire sans s'arrêter à un dénombrement. Dans le verset du Coran, l'alternance des ténèbres et de la lumière exprime avec rigueur la bipolarité du voile qui permet de faire passer la révélation, la lumière et qui en même temps cache (ténèbres).
Dans la tradition spirituelle musulmane, le hijāb est également vu du côté du cœur, pas seulement du côté du révélant, mais aussi de celui qui reçoit. Par exemple Al Mansour Ibn Al Hallājj dit : « le voile c'est un rideau interposé entre le chercheur et son objet, entre le novice et son désir, entre le tireur et son but » (le tir à l'arc est un « sport » initiatique, le Zen). Il est à espérer que les voiles ne sont que pour les créatures, non pour le Créateur. Ce n'est pas Dieu qui nous a mis le voile. Ce sont les créatures qui se voilent elles-mêmes. Dieu les a revêtues, en les créant, du voile de leur nom et elles existent, mais s'Il leur manifestait les sciences de Sa Puissance elles s'évanouiraient, et s'Il leur découvrait la Réalité, elles mourraient.
Dans son inscription concrète, nous pourrons ajouter que le Voile se rattache à une condition humaine fondamentale, celle du nomade et de la tente. Il est inconcevable de remplacer les portes de nos buildings modernes par des voiles. Ce sont des institutions solides, sédentaires, ancrées. Inversement, peut-on concevoir un nomade ajuster une porte à la place du voile qui marque l'entrée, la sortie de sa tente? Si nous nous référons à ces images concrètes, c'est parce que les choses étant ce qu'elles sont, le symbolisme du voile s'est constitué. Ceci marque les deux conditions humaines fondamentales : celle du nomade et celle du sédentaire.
Dans la tradition liturgique byzantine, on entend une prière adressée à l'Esprit Saint : Il est invoqué à venir et à habiter une tente, qui elle-même est révélatrice de la condition de l'itinérant, qui continue sa route puisqu'il ne s'est pas bâti une habitation en pierre dure. Donc le symbolisme du Voile est solidaire de la condition de l'itinérant.
Dans la tradition hébraïque, on gardait les tables de la Révélation dans l'Arche de l'Alliance qui était une tente. Et c'est au moment où le peuple hébraïque s'est constitué un
royaume avec David et ensuite avec Salomon, que la tente a été remplacée par un splendide édifice de pierre et de bois de cèdres, mais même à l'intérieur de ce Temple de Jérusalem, le Sanctuaire, le Tabernacle était séparé du reste du temple par un voile. Réminiscence et hommage à cette tradition itinérante. Et dans cette tente du Tabernacle, le grand prêtre de la loi judaïque, n'entrait qu'une seule fois par an, le jour du Pardon, pour prononcer à haute voix le nom secret, mystérieux, de Dieu qui avait été reçu naguère lors de la Révélation au Buisson Ardent. En hébreu ce nom se dit : le nom d' énigme. Jusqu'à nos jours, dans la tradition hébraïque, tradition veut dire : Kabbale. Selon un des enseignements les plus intimes et les plus délicats de la Kabbale, depuis la Révélation au Buisson Ardent, en passant par la Révélation de la loi sur le Sinaï jusqu'à nos jours, il y a eu comme une sorte d'obscurcissement progressif de la tradition : à savoir, en se voilant le visage et en descendant, Moïse retrouve un adversaire en bas, le Veau d'Or, et il brise les tables de la Loi. Puis il remonte pour recevoir d'autres tables. Alors les Maîtres de la Kabbale disent que c'est le premier degré d'obscurcissement, car les secondes tables ne sont pas comme les premières. Ainsi de suite jusqu'à la dernière destruction des temples : le premier temple a été détruit, un second a été construit pour retrouver « La Parole perdue », puis de nouveau destruction de ce temple. Selon le récit de l'Évangile chrétien (Math.), lors de la crucifixion du Christ, il est dit que le voile du Tabernacle s'est déchiré du haut en bas.
Cela veut dire que la présence contenue jusque-là dans le Saint des Saints a été diffusée, a quitté, ou peut-être que le Tabernacle s'est vidé de son contenu pour ne plus garder que la forme ; et ceci est vrai pour toutes les traditions.
Signification essentielle de tout ce que nous avons dit :
« Révélation », « voile », « cacher », « communiquer » : nous en avons extrait jusqu'à présent un contenu de structure. Nous allons maintenant en extraire un contenu de sens : là où il y a Révélation il y a découverte, il y a communication, il y a connaissance, il y a don, il y a « initiation », dans le sens d’« entrer dedans, être accueilli » dans un espace jusque-là inaccessible. Voilà une première approche évidente.
Deuxième palier : si c'est ainsi, qui est le sujet et quel est l'objet de la Révélation ? Qui fait ce don de la Révélation ? jusqu'à quel point la révélation me donne-t-elle celui qui s'y donne ?
Dans la condition humaine, tout don, nous l'avons vu, se situe sur le signe du langage. Nous avons défini le langage en tant que système de communication, de relation et d'échange. Rappelons que le langage ne se réduit pas au seul mot. Le langage est plus que des mots ou des signes : le cinéma muet n'est pas du langage. Ce que le langage signifie et ce qui lui donne une signification s'appelle parole.
La parole donc structure le langage, le met en mouvement, le porte, façonne les mots ou tout autre système de signes communicants. La parole elle-même signifie le tout. Il n'y a pas d'être ou de non-être qui échappe à la parole. Il n'y a rien de ce qui est ou de ce qui n'est pas qui ne soit parole. D'abord, tout ce qui est, est parce que je peux le parler : l'enregistreur est parole, le vers etc... (Même ce qui n'est pas, ne m'échappe pas, puisque je l'indique, je le nomme). L'Invisible aussi est parole, il a donc sa place dans le langage et donc dans l'être.
Cependant ce qui parfois échappe, c'est que moi, être humain, je suis le seul jusqu'ici qui aie l'emploi exclusif et l'articulation complète de la parole et surtout ma parole est communautaire. Elle n'est pas seulement une expression mais elle va aussi vers quelqu'un. Donc lorsque je parle, je m'adresse à un interlocuteur de même type que moi. Nous humains, nous savons que nous pouvons nous parler. Les choses ne parlent pas, cependant je les parle, je leur donne leur part de langage et donc d'être.
Lorsque je me trouve devant le Révélant que nous pouvons appeler Dieu, derrière le voile, lorsqu'il se révèle à moi, que peut-Il me donner, ou de quelle manière peut-Il m'atteindre, par quels moyens peut-Il se faire découvrir, pour que je puisse l'accueillir, sinon par la parole ? C'est ce qu'il y a de plus essentiel, de plus absolu dans la communication du Révélant envers moi.
Alors on se trouve devant cette situation :
… lorsque Dieu se révèle, Il me donne Sa Parole, et en me donnant la Parole, c'est lui-même qui me parle. Ce n'est pas moi qui Lui parle ou qui Le parle.
Il me parle dans le double sens du mot : Il s'adresse à moi et il me constitue par Sa parole (comme je constitue l'être par ma parole, toute proportion gardée naturellement).
Dans toutes les traditions, à partir de ce millénaire axial, lorsqu’il y a un message nouveau, le sujet de la révélation et en même temps son objet, c'est ce que nous appelons la « parole de Dieu ».
Référence à deux auteurs contemporains qui, d'une façon assez significative, convergent, vers ce qui est de plus profond dans l'aspiration de l'esprit, de la connaissance humaine. Wittgenstein dit dans Le traité logique (1919) : « Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde, le langage remplit le monde, les limites du monde sont aussi ses propres limites... Ce que nous ne pouvons penser, nous ne saurions le penser. Donc, nous ne pouvons pas dire ce que nous ne saurions penser ».
Heidegger, vers la fin de sa vie, il a longuement médité sur le problème du langage et il est allé très loin. En commentant une parole oraculaire, il dit : « cette offrande de la pensée à l'être consiste en ceci : dans la pensée de l'homme l'Être vient au langage ». Dans la pensée, l'être vient au langage, il accède à lui-même. Le langage est la « maison » de l'Être. En allemand, il dit que le langage est l'abri, la cabane de l'Être. Donc, révélation implique parole.
Cours 22 février 1978
La Révélation (suite)
Sans une référence à la révélation, la religion serait une contradiction en soi ; le fait religieux n'aurait pas de statut, de consistance et de raison d'être puisqu'il serait complètement compris, expliqué à l'intérieur de ce monde-ci. L'ouverture vers un « je ne sais quoi » n'étant pas réalisée, la religion ne serait donc pas conséquente avec elle-même, d'où la nécessité implicite et intrinsèque pour le fait religieux (quel qu'il soit) de se référer à la révélation d'une façon ou d'une autre.
La parole est l'élément crucial, nous l'avons vu, à la fois véhiculaire et signifiant de ce processus : « révélant » et « révélé ». L'élément central de la révélation – de cette ouverture de la transcendance, qu'on peut appeler Dieu, vers celui qui l'accueille qu'on peut appeler humanité – apparaissait de l'intérieur comme étant nécessairement « parole », en arabe : kalām.
Fonction révélant de la Parole :
Pour nous, la parole se rapporte tout de suite à ce système de communication que nous appelons « langage » et dont les limites sont littéralement les limites du monde. Si le monde est, il est dans le langage. Tout est parole de ce qui existe. Heidegger disait : « Le parler n'est qu'un développement de la parole » (l'effet est coupé en français, mais pas en allemand ou en grec).
Le sujet du langage. S'il y a le langage, il y a un lieu où ce langage qui parle se dit. Et ce sujet s'appelle « Je ». Quand il y a langage, il y a toujours un « Je ». Je me parle : Je m'exprime, je me pose et je m'expose, je me donne à quelqu'un par ma parole.
Je peux ensuite m'adresser à mon interlocuteur et alors je dis : « Je » te parle, je m'adresse à toi pour t'atteindre, pour élargir mon espace et créer dans cet élargissement un espace commun qui est celui de l'échange, de la communication.
« Je », « tu », c'est cette première double et inséparable orientation du sujet parlant : Je me parle, je te parle. Troisième direction du sujet parlant : Je les parle (les objets). Ceci faisant, l'espace de la parole se multiplie et se dilate jusqu'aux limites du monde et même au-delà puisque en parlant les objets, je ne trouve aucune limite au langage. Dès que je parle d’un objet, il est là. Le langage est non seulement les frontières du monde, mais les frontières d'un monde toujours en expansion ; d'où la fonction primordiale et tous les risques du langage dans l'expérience courante.
Entre ces interlocuteurs du sujet, il y a une troisième personne, dans tout le sens du terme, qui est le « Il », celui à qui je ne peux pas m'adresser directement, je ne peux pas m'adresser à Lui parce que si je m'adresse, il devient pour moi le « tu ». Je parle de Lui, le Lui, le Il est l'horizon de « je » et de « tu ». En quelque sorte, l'être à une distance (non physique) qui est cette proximité insaisissable (usage de la 3° personne pour marquer l'éminence, en allemand, en italien).
A part Lui, on peut dire aussi « nous nous parlons », ce « nous » contenant les mots et les choses, ce qui fait le monde : Je me parle, je te parle, je les parle (les choses) revient à ceci : nous nous parlons et c'est l'espace total de circulation et d'échange, la parole est l'échange par excellence de l'être. Ce n'est pas sans raison et par pur hasard que dans les traditions spirituelles (s'étant mises à réfléchir sur ce point) la parole est symboliquement rattachée à la monnaie précieuse, à l'or ou à l'argent. « La parole de Dieu est de l'or purifiée ». Parole et argent sont jusqu'ici les éléments véhiculaires, fondamentaux du rapport entre les êtres : la parole est sous le signe de la liberté et finalement de l'amour. Le Christ oppose dans l'Évangile Dieu et Mammon (dieu de l'argent), on ne peut pas servir les deux en même temps. Il faut choisir entre l'un ou l'autre de ces éléments véhiculaires fondamentaux : la parole et l'argent qui assurent la relation dans l'être et ouvrent beaucoup de portes.
Un autre élément de réflexion surgit de l'intérieur de ce que nous venons de dire : si c'est ainsi, la parole de l'homme dans le langage est vraiment ouverte à une fonction d'universalité puisque c'est par la parole finalement que les hommes, tôt ou tard, sont destinés à communiquer ou à s'entendre.
Or, depuis à peu près 2.000 ans, on peut dire que notre monde est sous l'emprise d'une Parole déterminante, déterminée, qui est le logos grec : c'est le système de vision du monde, de communication du monde, d'instrumentation du monde et des rapports entre les humains issus de la tradition philosophique et culturelle grecque à travers d'autres étapes de notre histoire, de l'Occident surtout. Le Logos grec, c'est le premier langage qui a été capable d'ensemencer l'esprit avec d' autres cultures et de continuer lui-même sa trajectoire, sa vision du monde, son opération du monde, sa façon d'agir dans le monde, jusqu'à ce qu'il se soit donné presque un corps. Le Logos grec était destiné nécessairement par sa structure et par sa modalité de fonctionnement à devenir technologie. Entre le concept grec et la technologie il y a une relation inéluctable : le grand privilège du Logos grec, c'est de ne jamais se laisser « surprendre », tout ce qu'on lui dit ne le surprend pas, il lui fait une place, il le soumet à quelques règles très précises (il y en a trois : le principe de l'identité : A est A ; le principe de Contradiction : A ne peut pas être en même temps A et B, et le principe du tiers exclu : c'est A ou B, une troisième hypothèse n'est pas donnée). Cela étant dit, cette option de la pensée, cette option de pouvoir sur les opérations de l'esprit et de pouvoir sur les opérations du monde donne la possibilité de trouver le moyen grâce au Logos grec de contenir le monde et c'est la technologie. Le Logos grec devient, par exemple, psychanalyse si on lui parle de vision mystique, il réduit cela à quelque chose de logique : soit un complexe, soit un refoulement etc… Le Logos grec est un fait de culture universel et c'est ce qui a permis effectivement à l'Occident de remplir depuis à peu près un millénaire, une certaine fonction d'universalité : tel savant occidental, grâce à cette capacité d'opération mentale de la pensée, du langage découvre aux Indes un temple hindou et le déchiffre (c'est le cas de Paul Mus, ethnologue alsacien). La tradition hindoue ayant été rompue. Cette fonction d'universalité a permis à l'Occident de faire le tour du monde (en économie, en technique...). Mais ceci faisant, ce même Occident réduit l'Autre, l'altérité : si vous voulez que cela ait une place dans le monde, il faut que vous parliez (puisque le monde est langage) mon Logos.
La Parole révélée (« Logos », kalām)
Elle nous vient de cette autre dimension, de cette autre ouverture. Pour nous langage et monde sont donnés ensemble (Heidegger) : Je ne peux pas dire, comprendre et tenir l'origine du monde pas plus que celle du langage.
Dire que je connais l'origine du monde signifie que je suis en même temps et en-deçà de l'origine et avant l'origine. Donc si je suis avant l'origine, cela veut dire qu'il y a une autre origine et ainsi de suite. Pareillement pour le langage.
Or, la parole révélée se pose avec un statut absolument unique une prétention que certains de ses représentants (saint Paul, par exemple) n'hésitaient pas à assumer très nettement en tant que folie. La parole n'a pas elle-même une origine dépistable, situable à l'intérieur du monde, elle est « originale ». Elle est l'Origine.
La fonction « originante » consiste à dire le « faire » et à faire le « dire » : dire ce qui se fait et faire ce qu'elle dit, ensemble. Et c'est cette disjonction qui marque notre condition humaine : notre parole n'est pas par elle-même exécutoire, créatrice, elle doit passer par la médiation de la technologie ou d'une œuvre créatrice. C'est pour cela que la véritable parole créatrice est de nature poétique (poiesis = création en grec).
La pensée logique contemporaine, la plus moderne (25 ans), et notamment anglaise, s'occupe beaucoup du langage (au sens logique, non métaphysique). J.L. Austin (son œuvre est traduite en français sous le titre Quand dire c'est faire) a dégagé une autre forme de langage, « le langage performatif » : il y a des moments où le dire et le faire se confondent (au niveau humain, pour un instant limité : nom donné par la reine à un bâtiment de guerre, elle ne fait que prononcer, elle ne peut pas refaire un bâtiment correspondant au nom). C'est un écho lointain de cette première intuition de la parole révélée, en tant que parole originante.
Voyons comment Dieu, Celui qui est cette Parole, Celui qui donne et manifeste cette parole originante, se situe-t-Il ?
Puis-je dire moi, parole originante, que je fais le monde ou que j'ai une possibilité de réaliser par ma parole qui n'est qu'un langage ? Non, c'est évident.
Cette parole originante a un sujet, qui est Dieu. C'est Lui qui « parle » cette parole, Pour moi, ce Dieu ne peut pas être un objet de son langage, je ne peux pas Le « parler ». Il y a quand même au très-fond de notre âme à tous comme un résidu de cette tendance où nous voudrions avoir sur Dieu un pouvoir de parole, que je puisse le commander ou le régenter par ma parole : la magie, les invocations, les sortilèges, les conjurations.
Non seulement je ne peux pas Le « parler », mais aussi je ne peux pas même lui dire « Tu » tant qu'Il ne s'est pas présenté devant moi avec Sa parole, avec Son visage. Il est en lui-même, en tant que Sujet de cette parole originante, le Il qui m'échappait, Huwa, « Oh ! Lui », c'est le Tout, l'Horizon.
C'est Lui qui se parle, au sens transitif du terme ; Il se dit en se disant, Il Se révèle, Il Se donne, Il donne la Parole.
La Parole révélée a nécessairement cette relation originante avec Celui qui la donne. Ce n'est pas moi qui la pose, ce n'est pas moi qui l'imagine, ça resterait encore à l'intérieur du langage. Nous voyons ici la faille très nette, mais aussi très difficile à assumer dans le Logos grec.
Dès que nous prenons, à titre de réflexion, cet autre Logos, alors il Se parle, soudainement il fait irruption dans le monde, il brise la clôture de la parole, du langage humain, du Logos grec. Il « parle » dans toutes les parties du monde ; il brise la clôture du monde, il Se parle, Se donne, Il me donne Sa parole.
La Révélation de Dieu est nécessairement une parole qui Le parle, donc qui le donne là où je n'aurais pas pu l'imaginer ou le saisir moi-même. Cette différence n'est pas une coupure, au contraire, c'est une communication d'un autre ordre, mais qui différencie totalement le régime de la parole révélée du régime du langage en mouvement depuis toujours jusqu'à toujours.
Lorsqu'il Se parle, la Parole peut Se dire de trois façons diverses :
D'abord Il parle le monde, ce que nous appelons création, ce qui est exprimé (dans toutes les traditions du monde) par une parole dite parole créatrice, kun « que cela soit ». La révélation de la parole a été le dire en même temps que l'action « que ce fût ». La création est la relation de l'acte absolu (c'est-à-dire un acte de lui-même, sans aucune autre origine antérieure) au surgissement de l'être. Jean de Damas, Mansūr, selon son nom arabe, VIIIe siècle, disait : « Dieu a créé le monde à distance non pas d'espace, mais de nature ». Le monde a été créé par Dieu non pas ailleurs qu'en Lui, mais différent. « Dieu a créé le monde comme l'océan crée le rivage en se retirant », disait un mystique juif du XIIIe siècle.
Deuxième élément de « Se parle », Il me ou nous parle : il y a un interlocuteur. Ceci n'a plus lieu au niveau cosmique, mais au niveau historique. A ce niveau-là, le parler de Dieu, le révélé de Dieu, peut être défini comme prophétie. C'est la parole prophétique qui a comme connotation l'histoire, la liberté puisqu'elle s'adresse à une liberté qu'elle sollicite, qui peut la refuser. Et on peut dire, à un certain point de vue que cette parole prophétique, qui s'adresse à moi dans la création, est une ré-création, sans cesse un dévoilement du monde, toujours plus approfondi.
Troisième lieu et forme : Dieu accomplit, on peut dire consomme (« la consommation de toute chose ») les deux niveaux de la création et de la parole prophétique et cette réalisation totale de la Parole de Dieu, mais cette fois-ci avec son interlocuteur (l'humanité). C’est ce qu'on appelle l'expérience mystique, l'expérience spirituelle au niveau individuel et, au niveau collectif, « la fin du monde », le terme technique c'est eschatologie, le dernier accomplissement. Il serait utile de rappeler que les derniers mots du Christ sur la croix ont été « consummatum est », « tout a été accompli », et en disant ceci, dit l'Évangile (le témoin, saint Jean), « il rendit l'Esprit ».
Cette consommation est en même temps l'irruption dans le monde de l'Esprit (rūh, en arabe). Ce qui est le plus intime, ce qui est le principe d'animation, désormais, passe du Christ dans le monde. C'est un accomplissement, c'est l'eschatologie du Christ, c'est l'eschatologie de la Parole qui devient Esprit. Le Christ se présentant comme Parole de Dieu, cette Parole se transforme en Esprit, au moment de son accomplissement.
Cours 1er mars 1978
La Révélation (suite)
La Parole révélée se manifeste, comme nous l'avons vu, à trois niveaux de présence et d'appel:
- Le niveau cosmique
- Le niveau prophétique
- Le niveau eschatologique.
Si elle se manifeste à ces trois niveaux, nous pouvons l'accueillir, la rencontrer. Nous pouvons nous mettre à son écoute, puisque là où il y a parole, il y a corrélativement une attitude d'écoute, de réceptivité de sens, de compréhension. C'est ainsi que ces trois niveaux, approchés dans la perspective de l'accueil de la parole révélée peuvent délimiter autant de types d'expériences ou de traditions religieuses, il y a ici comme une sorte de typologie de l'expérience religieuse, comme disent les savants en étude comparée des religions. Typologie selon qu'elle se configure, qu'elle se définit à l'un ou l'autre niveau.
Il nous faut nous souvenir du fait que ces trois niveaux ne sont pas étanches, séparés, mais ouverts l'un sur l'autre. Il y a un passage qui s'opère entre eux.
Nous allons encore marquer quelques points rapides sur cette condition de la parole révélée afin de pouvoir ensuite présenter les modèles de Révélation tels qu'ils nous sont offerts par l'étude de la vaste et souvent complexe histoire religieuse, spirituelle, culturelle même de l'Humanité, dans son ensemble.
1. Cette parole révélée s'inscrit et se dit elle-même à l'intérieur du langage du monde, ou du langage de l'homme de la tribu humaine. Ce n'est pas une parole qui, dans notre condition historique et cosmique puisse former d'elle-même, d'emblée de jeu, un monde absolument « autre », sans aucune relation avec le monde tel qu'il nous est donné et en lequel nous sommes jetés. Nous sommes là : « Dasein » en allemand, « être là », « l'homme est là » et c'est à partir de ce fait incontestable que je le comprends. On peut dire aussi que la parole révélée elle-même nous prend là où nous sommes pour qu'elle nous mène là où elle voudrait que nous soyons. De toute façon on se retrouve dans ce fait : rien n'est plus éloigné que les choses immédiates. puisque trop familières, il n'y a pas de problème.
La parole révélée elle-même assume le destin et le devenir du langage humain, nous sommes mis là ; tout de suite à la trace d'une interrogation : si c'est ainsi, comment (à l'intérieur du langage humain) pressentir, entendre, flairer, surprendre la parole révélée ? Pour y répondre reprenons le donné primordial du monde où nous nous trouvons. Ce monde s'appelle d'un mot grec cosmos et le grand monde, dans un sens philosophique, s'appelle macrocosme, ce que nous appelons l'univers : l'ensemble du réel régi par les lois physiques où l'être humain se tient c'est le macrocosme ; c'est l'ensemble structuré et cohérent du réel depuis les galaxies les plus éloignées jusqu'au mouvement régulier encore décelable du niveau infra-atomique. Même le microscopique fait partie de cette même unité d'ensemble.
A l'intérieur du macrocosme, l'homme est traditionnellement défini comme un microcosme parce que lui-même, entre les limites très serrées et finalement très rigoureuses de son être et de son existence personnelle (limites serrées et rigoureuses dans le temps comme dans l'espace), l'homme donc présente cette particularité : se trouver lui-même équivalent du macrocosme.
Lui est un contenu dans le macrocosme, mais voilà que ce microcosme humain peut par un mouvement de retournement dire : moi, contenu physiquement dans le macrocosme, je le contiens à mon tour par le fait d'en tenir seul le sens, d'en avoir seul la parole, de pouvoir moi seul Le parler. Je le parle et je le contiens, pas dans mon langage phonétique uniquement, mais dans mon univers de sens qui est le seul où le macrocosme puisse se trouver, à tel point que c'est à ce lieu d'articulation que la recherche humaine en général, la recherche spirituelle en particulier, trouvent leur voie d'accès, de passage, de l'un à l'autre.
Einstein disait : « Ce qui est extraordinaire, ce n'est pas que le monde existe, mais c'est qu'il ait un sens et que ce sens me soit livré à moi. Le fait que je puisse mathématiquement, scientifiquement, culturellement opérer cette prise en charge du macrocosme par mon esprit, c'est une chose que je n'ai pas comprise jusqu'aujourd'hui, mais c'est de ce genre d'interrogation que surgit la véritable connaissance ». Leonardo da Vinci disait : « Voici que la grande connaissance émerge de la grande humilité ».
Ce point le plus petit où je peux réduire mes rapports avec le cosmos c'est celui aussi qui m'ouvre la voie vers les plus vastes interrogations et recherches. D'après ce que nous avons vu nous-mêmes, dans la perspective spirituelle, tout ceci se pose dès le début avec des significations particulières et toujours prenantes. Nous livrons toujours un surplus de connaissances.
Par exemple : Ibn Arabi dit : nous savons que Dieu s'est décrit lui-même comme « l'Extérieur » (az-Zāhir), et comme « l'Intérieur » (al-Bātin) et qu'Il a manifesté le monde à la fois comme intérieur et comme extérieur afin que nous connaissions l'aspect intérieur de Dieu par notre propre intériorité et l'extérieur par notre extériorité. Verset du Coran 41, 53 : « Nous leur montrons nos signes aux horizons et en eux-mêmes ». Coran 2, 115 : « Où que tu tournes c'est là, la Face de Dieu ! ».
Si c'est là, le cadre d'ensemble où la parole révélée s'inscrit dans le langage humain, quel est en nous ce lieu de la proximité où je peux me mettre à l'écoute de la Parole inspirée, où je peux l'entendre, où je peux la saisir. Par quelle faculté pourrais-je commencer pour me tenir tout près de cette Parole révélée, dans le tumulte du Cosmos, du macrocosme et dans le devenir du microcosme, de mon propre être ? Car cette présence de Dieu est sans qualification. Saint Paul dit : « Le Dieu est proche, il se tient là ». Dieu n'est pas d'une inaccessibilité résultant d'un éloignement, physique, métaphysique ou autre. Dieu est aussi proximité. Dès qu'Il est révélé et dès qu'Il s'inscrit dans le devenir, Il subit le devenir de l'Être créé, Il est donc le révélé de l'intérieur, cette fois-ci du « créé », du langage général.
Mais qu'est-ce qui en moi pourrait constituer le premier pressentiment de cette proximité de la Parole révélée ?
L'étonnement
Nous avons cité tantôt Einstein, retenons ce fait de l'étonnement qu'il posait dès qu'on se met à réfléchir sur cette relation de sens entre l'esprit humain et le monde. Il n'y a pas de commencement effectif, vécu et ouvrant aux ultimes aventures sans ce moment initial de l'étonnement ; c'est tellement fondamental que cela aussi peut nous échapper comme réalité.
Il se peut que le plus sûr moyen, peut-être, de perdre notre faculté de comprendre en profondeur la vérité (pas seulement de Dieu, mais la vérité du monde et la vérité de l'être), c'est de tenir les choses ou le monde pour établis une fois pour toute. Ma capacité d'étonnement risque alors de s'estomper : si tout est en place, si tout est ainsi, insensiblement en moi s'installe une sorte d'accoutumance et d'acceptation, voire de résignation, qui est une des formes de ce que nous avons appelé « la fermeture ». L'ennui c'est le dernier produit de la fermeture, résultant de ce manque d'étonnement (Baudelaire). Platon dit et ses successeurs aussi que l'étonnement c'est la semence, le commencement du savoir. Dès que quelqu'un s'étonne (et il demeure pour s'interroger dans et avec son étonnement) la connaissance véritable pourrait surgir. La connaissance véritable surgit de mon authenticité, de ma liberté. Elle m'engage dans une aventure qui dure deux heures, deux ans, une éternité, je ne sais pas ; ce n'est pas une connaissance plaquée sur moi que j'ai acquise sans effort ; mais une connaissance mise en mouvement par cet étonnement. L'étonnement c'est donc le commencement du savoir.
Encore faut-il distinguer deux aspects de l'étonnement. L'étonnement tel que la pensée philosophique occidentale et la science l'ont établi, qui est un étonnement, on peut dire, méthodique et provisoire. Ce n'est que l'avant-certitude établie : je m'étonne que les rayons cosmiques se laissent infléchir par une masse, je fais les calculs, puis je découvre que la lumière est aussi soumise à la gravitation et maintenant cela ne m'étonne plus, c'est une certitude. Et c'est dommage puisqu'on peut rêver à ne plus en finir à cette étrange chose : gravitation et lumière qui se répondent quelque part mystérieusement.
Donc, cet étonnement-là est de type provisoire et méthodologique comme avant-certitude, il met en mouvement un trajet limité de connaissance.
L'émerveillement
L'unité
Le véritable étonnement qui nous intéresse ici s'appelle émerveillement. Et l'émerveillement alors, c'est une forme de pensée, c'est une sorte de fraîcheur, la possibilité, la faculté de ne jamais perdre la fraîcheur de la pensée, elle demeure à jamais, même après moi, éventuellement. C'est pour cela, entre autres, que le Christ disait : « Si vous n'êtes pas comme des enfants, vous n'entrerez pas au Royaume des Cieux ».
Cette capacité d'émerveillement me met, par exemple, tout de suite, en éveil : que je saisisse l'aspect cosmos, macrocosme, que je saisisse l'aspect présent, vivant de l'autre, que j'aie le pressentiment de ma propre intériorité me met tout de suite en éveil devant plusieurs choses comme par exemple : cette unité extraordinaire de sens et d'être du réel. « Tu ne peux pas caresser une fleur sans perturber une étoile » (a dit quelqu'un en Afghanistan).
Nous frémissons devant cette unité qui nous est accessible et qui en même temps nous est intérieure et extérieure ; elle nous échappe, d'où l'émerveillement.
La profondeur
L'émerveillement me donne aussi la dimension de la profondeur (pas dans le sens d’esprit de gravité : « Professeurs, vous nous faites vieillir, vous êtes trop profonds », disait-on en 1968). Le sens de la profondeur, c'est aussi le sens de cet inépuisable de vie, de ce que je ne peux pas mettre en place et tenir une fois pour toutes, rangé et établi.
Par exemple, la Révélation de Dieu à Moïse au mont Sinaï dans la tradition abrahamique ; Dieu se révèle nom et visage, comme nous l'avons vu. « Mais quel est ton nom ? » - « Je suis qui Suis ». En hébreu, le‘ōlām « Ōlām » signifie le monde (même racine), on peut le dire le‘ōlām = « mon nom pour toujours » ; on peut le lire également le‘elem = « mon nom pour être caché », puisque « Alamot » veut dire caché, mystérieux (Psaume 46, « Les choses cachées »). Cela veut dire que le monde, dans cette perspective de la Parole révélée et de son écoute, est dissimulation en soi. Son essence est mystère.
Si je me mets à l'écoute du langage humain, si je peux saisir dans ce langage, le langage de la Parole révélée, alors je suis devant une ouverture inépuisable, devant la dimension de la profondeur qui plus j'avance, plus elle m'attire et en quelque sorte elle me renouvelle, « me rajeunit ». De grands spirituels (saint Augustin) disaient : « Si on comprend d'une façon vécue l'éternité, c'est que dans l'éternité on va à l'envers du temps ». Dans le temps, dans la dimension horizontale, plus j'avance, plus je vieillis, dès que je saisis l'éternité, plus je m'avance, plus je rajeunis.
La gratuité
Voici le troisième aspect de cet émerveillement. La parole révélée a partie liée avec ce qui est gratuit, ce qui est surgissement, non pas de la nécessité, mais de la liberté et de l'invention, de la créativité en nous, de la gratuité.
Ce qui est caché au plus profond de l'être (et la science contemporaine le redécouvre), c'est un certain état de ce que nous appelons désir. Peut-être là encore, avant ces dernières quatre ou cinq décennies, lorsque les sciences philosophiques, psychologiques, voire biologiques se sont trouvées affrontées à ce problème du désir, durant un long moment, sauf pour la tradition spirituelle, on ne comprenait pas et on n'accordait pas suffisamment d'attention à cette catégorie du désir. Or, le désir se trouve à l'intérieur de tout, il est peut-être l'élément dynamique de l'esprit (comme disent les psychologues ou les philosophes), c'est la motivation de l'être, de tout être. Là où il n'y a pas de désir, il y a tout simplement le non-être : même si vous avez un désir de mort, c'est un désir d'un vivant qui désire mourir. Dès qu'il y a vie, il y a désir. Les Grecs l'appelaient des deux façons : eros et epithymia. Dans la tradition spirituelle on peut dire que le désir c'est le fond de l'Esprit et même plus que cela, c'est la vie de feu de l'Esprit.
Désir et besoin
Donc, le désir est cet élément inné de feu dans l'être humain que nous n'arrivons pas toujours à saisir en lui-même et donc à lui demander de nous conduire vers la Parole révélée, parce que dans l'expérience immédiate le désir se greffe pour l'homme sur quelque chose de très proche et d'infiniment éloigné qui s'appelle besoin. Nous confondons besoin et désir. J'ai besoin d'un ensemble d'éléments, notamment dans ma condition physique pour vivre, et ce besoin se rapporte surtout à ma condition corporelle. Si on se mettait à philosopher à partir du corps, il ne faut pas en avoir peur, l'homme est effectivement un corps aussi, d'où ce retournement : l'homme est un corps (Marx), corps veut dire économie, sociologie, rapports de pouvoir en partant du corps). Le besoin donc se réfère à la survie de mon moi, notamment corporel, donc à un problème de nécessité, et pour que cette nécessité se réalise, elle se greffe en moi sur un désir. Or, le désir en soi, originaire, irréductible, n'a pas besoin de besoin : il n'est pas de l'ordre de la nécessité, il est de l'ordre de la gratuité. Autrement dit de ce surgissement de liberté et de fête. Bachelard disait (et c’est très profond) : « L'homme est enfant du désir, non pas de la nécessité ».
Le véritable désir, saisi en lui-même, brûle toutes les matières, pas seulement les matières physiques (le pain, l'oxygène...) il brûle même les matières psychologiques, spirituelles : « Le feu ne dit jamais assez... » (parole trouvée dans un texte sacré), parce que sa raison d'être et sa consistance en lui est précisément de rendre enflamme tout ce qu'il touche, tout ce qu'il brûle. Nietzsche : « Oui je sais d'où je surgis insatiable, semblable à la flamme, tout ce que je touche devient lumière, tout ce que je laisse derrière moi est cendre, oui, je suis certainement une flamme ». C'est le surgissement du désir qui brûle ces matières non pas pour les détruire mais pour les rendre lumineuses et pour nous mettre le plus proche de cette écoute ouverte vers le domaine, l'espace propre de cette autre parole que nous avons appelée parole révélée, non pas parole donnée là et établie.
Un fait vécu : les civilisations peuvent également se définir par leurs façons d'accepter, de moduler le Désir. Pour un certain type de civilisation, si je réduis (par voie de culture, de conditionnement, d'éducation) ou si je fais confondre désir et besoin, c'est une plaisanterie. Il y a des niveaux où l'on ne plaisante pas avec cette manipulation du désir et ce conditionnement d'un désir qui n'en est pas un, qui s'identifie au besoin.
Quelqu'un qui a beaucoup marqué la pensée philosophique, à savoir Heidegger, a fait une analyse extrêmement pénétrante et d'une beauté supérieure sur la façon d'écouter et de comprendre la parole analysée de type exégétique : je traite le texte ou la parole en objet pour en avoir le sens, je fais une recherche objective par le concept, je réfère à cet auteur, à cette époque, ainsi de suite. Il est venu en transposant ce qu'il appelle : « La pensée méditant », il en est arrivé à définir le désir sous le signe du span>recueillement : on est et on reste auprès, pour comprendre on peut donc analyser, démonter un texte ou un être même ; il y a une autre façon : sans le savoir, il retrouvait l'antique mystère de l'hospitalité des nomades : je reste auprès de quelqu'un et alors dans un recueillement du texte, de l'être qui diffuse en moi son essence créatrice et il le disait « comme un parfum ». On peut citer ici les mystiques arabes, la symbolique de l'encens dans les églises chrétiennes orientales, c'est cette diffusion de l'Esprit qui se fait non pas par imprégnation ou par concept ; diffusion qui fait éveiller en moi un écho interne de choses qui sont les mêmes, mais que je ne connaissais pas, qui sont enfouies, oubliées et alors je comprends cette chose à la fois de l'extérieur et de l'intérieur parce que je me suis tenu à côté d'elle dans un état de recueillement, mon désir était en état d'accueil et même de recueil, de recueillement. Et alors je suis pris, je prends parce que je suis pris. Paul Celan, un des plus grands poètes d'après-guerre, a écrit : « Proches Seigneur, proches sommes-nous et prenables, prêts à être pris par Toi... Prie Seigneur, prie-nous, nous sommes proches... » (extraits d'un poème intitulé Ténèbres).
Cours 8 mars 1978
La Révélation (suite)
Il n'y a pas de religion, constituée et prétendant à ce titre, qui ne se réfère d'une façon ou d'une autre à la Révélation puisque seuls ce terme et cette réalité de la Révélation que nous prenons phénoménologiquement et nullement d'une façon apologétique, seule la révélation permet donc à la religion de fonder son message et d'ouvrir l'espace de sens qu'elle promet. Or, nous voici au moment où, d'un peu plus près, nous allons continuer notre analyse afin de dégager les modèles de révélation. « Modèle » au sens où il définit la structure capable de configurer, de donner une forme, un sens homogène à un ensemble de données, (signification épistémologique du terme « modèle », dans la théorie de la connaissance), « pattern » en anglais : cf. « patron » des grands couturiers. C'est un type, une forme, capable d'imiter, de supporter le réel et de le démultiplier.
Pour ce qui est des modèles de la révélation, vous allez voir combien ces modèles correspondent (dans la perspective d'une étude phénoménologique des religions, de la linguistique comparée, de la science comparée des religions...) aux trois niveaux d'application et d'expression du Logos du réel immédiat.
Le premier modèle de la révélation est celui que nous pourrions appeler le modèle cosmologique.
Il est caractéristique des traditions religieuses et spirituelles qui approchent le Logos ou le message du divin, ou le Divin, ou la Transcendance (toutes ces notions sont corrélatives, et jusqu'à un certain point équivalent du point de vue phénoménologique) au niveau de la manifestation cosmique. La manifestation cosmique en tant qu'elle-même porteuse à titre de Création, de message, de signes, de signaux (cette manifestation révèle à la fois la distance et la proximité du divin ; la création ici est une sorte de relation, porteuse de sens entre le créateur quel qu'il soit et le réel visible; c'est la première, la plus élémentaire et logiquement la plus incontestable approche de la révélation cosmique).
Le cosmos est par lui-même porteur de message, de germe. Il me parle à travers la nuit des temps ou des êtres, à travers mon désir ; il me parle à travers des formes sensibles ou intelligibles.
Quoi qu'il en soit, le modèle de révélation cosmique est caractéristique de très grandes et toujours vivantes traditions religieuses et spirituelles que nous avons souvent maintenant quelque peine à situer, pour la simple raison que, comme disait un philosophe allemand : « L'une des caractéristiques de la civilisation occidentale est d'avoir petit à petit éliminé le cosmos et de lui avoir substitué le paysage ». Le cosmos, en tant que force élémentaire englobant l'homme et sa destinée, a été (à peu près à partir de la Renaissance, mais surtout après la révolution industrielle du XIXe siècle) contesté de l'intérieur par l'agir humain et s'est transformé, de ce vaste cadre porteur de sens, dans un paysage, autrement dit, dans un milieu ou dans un cadre organisé, voire exploité par l'homme. C'est une des caractéristiques de la civilisation occidentale, c'est pour cela que nous sommes tous instinctivement, par notre civilisation occidentale, méfiants sinon méprisants envers les traditions spirituelles ou les techniques de spiritualité traditionnelle : l'Inde, Zen, Bouddhisme, Hindouisme, etc... Ces techniques ont recours au cosmos ou se réfèrent au cosmos comme à un langage et non plus comme à une matière inanimée dont moi seul décide l'avenir et le devenir.
Mais du point de vue des traditions, disons ultérieures, plus élaborées, comme par exemple la tradition chrétienne, il est évident que le cosmos, une fois l'hypothèse de la création admise dans son acception la plus non-engagée, à savoir : il y a une relation entre le Logos divin et le cosmos (même pour la tradition chrétienne la plus élaborée), cette supposition implique tout de suite avec rigueur, la signification spirituelle du Cosmos : comme exemple, voici une référence, celle d'une vaste tradition patristique (celle des Pères de l'Église des premiers siècles notamment, en Orient, qui a été reprise sous la forme d'une élaboration philosophique ou de pensée très puissante par un auteur contemporain russe : le Père Boulgakov, mort en 1948 à Paris). Il a eu cette formule synthétique pour commenter le langage symbolique du livre de la Genèse où il est dit : « Et l'Esprit de Dieu se portait au-dessus des eaux ». Ce langage symbolique, tout en se référant à des formes sensibles, ne s'y réduit pas. L'eau de la Genèse n'est pas oxygène + hydrogène. Le « dessus » n'est pas spatial, mais symbolique. Mieux encore, si l'on insiste sur notre lieu de source de connaissance (m’rahepheth) qui est le langage, la formule symbolique, ces premières paroles du Livre de la Genèse veulent dire exactement : l'Esprit « couvait » les eaux (comme un oiseau).
Dans l'histoire des religions, il n'y a rien de surprenant : cette première image (qui ne manque pas, encore une fois, d'une cohérence épistémologique, d'une cohérence de connaissance très forte) se retrouve dans toutes les grandes traditions. Les premiers chapitres de la Genèse hébraïque ne font que prendre, à l'usage d'une tradition qui était en train de se constituer et d'un destin, d'un cycle de l'Histoire, ils ne font que reprendre la tradition la plus archaïque, la tradition primordiale de l'Humanité d'avant les Hébreux, sur cette mystérieuse question des origines. On trouve par exemple aux Indes, l'image du grand cygne blanc en train de couver l'œuf primordial, qui est appelé « le germe resplendissant », en sanscrit (hiraņya-garbha).
Souvenons-nous de notre action fondamentale : c'est la même chose, mais autrement. Laissons de côté toute question d'influence historique. Il s'agit d'un premier déchiffrement identique, inscrit dans la mémoire archétypale de l'Humanité, de cette première intuition quant au mystère des origines. C'est pour cela qu'on le retrouve partout, on n'a pas besoin d'une promenade historique, comme nous la concevons aujourd'hui lorsque nous sommes uniquement dans l'Histoire. Tout ce dont nous parlons maintenant, se passe à un niveau qui n'est pas préhistorique dans le temps, mais métahistorique, au-delà de l'histoire. Il est inscrit dans la psyché de l'être.
Alors le père Boulgakov donc, en résumant toute la tradition orientale sur ce point, dit: « On peut parler déjà de la Création comme d'une Pentecôte cosmique, une première descente de l'Esprit, lorsque le texte de la Bible parle de l'Esprit de Dieu qui se portait (qui couvait, autrement dit qui était en train de permettre aux germes de sens du monde d'éclore, de prendre place et d'engager leur destin), c'était déjà une première Pentecôte cosmique ». Et ceci explique en grande partie, pourquoi les traditions spirituelles, relevant de la révélation cosmique (toutes les grandes traditions asiatiques et d'autres dans d'autres endroits aussi), toutes ces traditions donc cherchent à déchiffrer le divin, la parole de Dieu, dans la réalité cosmique : les grands rythmes des astres, les grands rythmes familiers, les signes, les formes de ce que nous appelons la « nature », tout ceci devient parlant au niveau spirituel, devient une certaine révélation du divin. Et toutes ces traditions se sont constituées et ont vécu et sont allées très loin dans ce sens. Les outils des grandes traditions de cette première révélation cosmique ainsi définie sont :
Le mythe : c'est un récit ordonné relevant d'un langage symbolique ou rituel où s'exprime une vision sacrée du monde et dont le propos est de signifier, de déchiffrer et d'orienter la destinée totale de l'homme (définition scientifique en études comparées de religions).
L'art sacré. On se rend compte tout de suite, à ce niveau de la révélation cosmique, pourquoi il est si important. Il se réfère précisément au cosmos, dans les figurations, les temples, les idoles, les masques, les amulettes, tout ceci à une prégnance cosmique. L'art sacré est cosmique, il n'est pas humain, même dans l'art précolombien ou l'art sumérien où il y a figuration d'un personnage humain, il est traité pour être restitué à son arrière-plan cosmique, distribué sur d'autres dimensions que celles de la ressemblance physique. L'idole donc exerce une fonction de connaissance à ce point de vue.
Au début de notre culture moderne, à partir du XVe siècle, nous avons rencontré l'Idole avec une attitude de mépris et d'ignorance : l'idole était une abomination, au point que, au début de ce siècle, lorsque la rencontre des traditions spirituelles commençait à peine, un hindou, Vivekananda, pourtant très imprégné de culture occidentale, avait quand même exprimé tout un sentiment nouveau de l'intelligentsia indienne de son temps. En s'adressant à ses interlocuteurs occidentaux, il leur disait : « vous rejetez notre idole parce que vous n'en voyez que ce que vous y mettez » (très peu, pratiquement rien, vous voyez à fleur d'apparence, tout comme un hindou qui arriverait pour la première fois en Occident et entrerait dans une église et voudrait définir le christianisme d'après son langage symbolique, il pourrait dire « que les chrétiens se réunissent dans un temple où ils adorent un jeune barbu, une jeune dame et même une colombe! »). Il disait aux occidentaux qu'ils appliquent le même traitement. Par exemple, ils penseraient : « abomination païenne »! devant la déesse noire Kālī, « celle qui danse sur des crânes » ; il a fallu du temps et beaucoup d'effort intellectuel pour comprendre que le mot Kālī vient d'un mot sanscrit kāla = le temps, la temporalité et c'est donc l'équivalent d'un symbole que nous avons réduit à la mythologie du chronos qui dévorait ses temps ; c'est l'image assez puissante du temps qui dévore ses propres créations.
Kāla en sanscrit veut dire aussi « noir », c'est la déesse noire, le noir étant la couleur au-delà de toutes les couleurs : Il y a le blanc, qui est le rejet, puis le noir, qui est le dépassement de toutes les couleurs, donc de toutes formes, on ne s'arrête à rien. Vous voyez la lecture des signes de la révélation cosmique. C'est pour cela que l'art sacré, le langage donc de cette révélation cosmique qui s'exprime dans l'art sacré, est parmi les plus puissants et les plus éloquents, à condition qu'on sache le percevoir et le déchiffrer.
Religions cosmiques et religions prophétiques
Pour cela, aussi, les religions prophétiques ne peuvent pas avoir un art avec une référence cosmique, puisque la révélation ne se fait plus au niveau du cosmos mais au niveau de la parole prophétique. Et l'Islam, à ce point de vue, reste l'exemple suprême. La parole dans toutes ses manifestations, inscriptions scripturales, chant, modulation, c'est le seul langage possible en tant qu'art. Une religion prophétique par définition ne peut qu'exclure un art cosmique ; ce qui explique un certain acharnement contre les idoles, qui n'est pas du fanatisme, mais c'est l'expression de ce dépassement d'un niveau de révélation à un autre
Jusqu'au XVIe siècle, l'art chrétien occidental connaissait la figuration de l'art byzantin : l'icône qui était la seule tentative réussie de donner, au-delà du cosmos, à la parole humaine ayant figure d'homme, une valeur symbolique et une valeur de langage qui n'arrête pas. C'est l'art transfiguratif.
Nous retrouvons de nouveau l'importance de l'ouverture. Pour la tradition hébraïque, par exemple, l'option première est l'option de la révélation cosmique, du Dieu en tant que Créateur, Père, c'est pour cela que « l'ouverture » du texte sacré hébraïque c'est : Bereshit bara Elohim = au commencement « créa ». En effet, la chronologie de la tradition hébraïque, jusqu'à nos jours, commence avec la création du monde. La référence est celle de la Création dans la religion hébraïque.
II. La Révélation prophétique
Le lieu d'insertion et de perception du sens divin, de la parole de Dieu, dans la première étape de la révélation c'était le cosmos dans son sens cohérent, englobant et total. Cette fois-ci, le lieu de la révélation est précisément et exclusivement la parole. La parole de l'homme qui exige être reconnue comme porteuse directe de la parole de Dieu. Cette parole s'exprimant d'une façon phonétique, à l'intérieur du langage. Voilà que soudainement, avec la révélation prophétique, la parole humaine est catapultée, transposée à une hauteur de statut et de valeur exceptionnels. La parole, celle que l'on entend dans une langue définie, proférée par un individu défini, s'adressant, à un moment défini de l'histoire, à une communauté ou à un interlocuteur défini, prétend soudainement être porteuse de la parole même de Dieu, et donc avoir accès, non plus seulement à l'inscription du sens dans le cosmos, mais au dessein, à l'idée, à l'intention de Dieu sur le cosmos et sur l'homme (sur l'humanité ou sur un groupe, sur une époque déterminée).
Du point de vue de l'histoire des religions, on s'est rendu compte qu’effectivement, l'idée et la réalité de la révélation prophétique relèvent d'un arrière-plan très connu dans l'Étude comparée des religions, qui s'appelle l'arrière-plan oraculaire. Depuis les plus archaïques formes de recherches, de contact avec le divin, on s'est aperçu de l'existence d'une tradition parmi les plus mystérieuses et certainement les plus tenaces qui s'appelle la religion chamanique ; « Chaman » = « médecine man », « sorcier ». Elle s'est métamorphosée dans plusieurs religions et dans plusieurs endroits du monde, vous le trouvez dans la campagne française aussi bien qu'en Russie, chez les Peaux-Rouges (de nos jours), au Mexique, aussi bien qu'en Mongolie qui est, paraît-il, son lieu d'origine, une partie de la Mongolie, le Tibet, c'est le fond le plus archaïque de traditions spirituelles de l'Asie (Eliade, Le chamanisme ou les techniques archaïques de l'extase).
Le fond de la religion chamanique est une technique de l'extase : provoquer une extase contrôlée afin de voir, d'entrer en contact visuel avec le divin (c'est comme les hallucinogènes, les « peyotls » au Mexique, qui font partie d'un rituel religieux. Dans notre monde à nous, en Amérique par exemple, c'est le para-rituel des marginaux et des contestataires).
On sait, par exemple, que les premiers prophètes de la tradition hébraïque, ceux qui sont mentionnés dans la Bible, comme par exemple, Samuel, n'étaient pas appelés de leur nom consacré plus tard navi, mais ils étaient nommés d'un terme qui veut dire exactement : « le voyant » ; dans l'Ancien Testament vous avez des scènes qui montrent l'évolution du statut du prophète, d'une sorte de semi-oracle, de type pythique, centré sur une extase visuelle, à la condition ultérieure du prophète qui est centré, non plus sur la vision, mais sur la parole. Et cela ne se fait pour la tradition hébraïque qu'avec l'exil et le contact avec la civilisation babylonienne. Le terme de navi n'est pas un terme hébreu, il est sémitique, oriental, il vient de Sumer, et veut dire : proclamer, appeler, d'où navi. Le passage se fait du visuel, donc de l'extase provoquée à la parole. Ce terme navi a été traduit au IIIe siècle avant notre ère en grec prophètes, la racine étant prophemi, « phone » = parole. En latin, fari, fatum = c'est dit, la parole a été prononcée, il n'y a plus rien à faire.
Le sens de la révélation prophétique est donc le passage du niveau du kosmos au niveau de l'anthropos, de l'homme. L'homme fait son entrée sur la scène de la révélation, en tant que centre, en tant que récepteur et réceptacle de la parole. Ce n'est plus le cosmos, c'est l'être humain, c'est un saut qualitatif (Hegel). C'est l'homme qui est le lieu d'inscription de la parole divine, ce n'est plus le cosmos.
Ensuite, le prophète a un double sens déjà livré par son nom. Prophète est celui qui dit, vocifère, le navi, c'est le vociférateur, celui qui clame. Ou alors profari, celui qui se porte au-devant de la parole, ou qui ouvre la voie à la parole (le Précurseur, Jean-Baptiste). Bien sûr, le prophète s'expose lui-même ; saint Paul a l'air de dire : Dieu n'a jamais épargné ses prophètes, il les envoie les premiers.
Voilà que les choses s'agencent de l'intérieur. La révélation cosmique se réfère inévitablement à la Création comme origine et comme signification englobante, Dieu en tant que Créateur inscrivant à la fois sa présence, ses traces et ses volontés (dans les différences : lieux, signes et formes, produites par le cosmos). Le prophète, lui, se situe nécessairement dans l'histoire. Lorsqu'il profère la parole, il s'engage lui-même et engage aussi la parole de Dieu. Elle lui a été donnée et il l'engage, la donne, la compromet, l'expose à l'histoire. D'où nécessairement un certain intervalle temporel : « Je dis, vous allez voir, cela se vérifiera ou ne se vérifiera pas ». L'histoire, non pas en tant que temporalité (suite cosmique des événements), mais l'histoire comme suite de sens, s'ouvre, par la révélation prophétique, nécessairement de l'intérieur.
Le prophète est nécessairement un homme de désir, mais c'est le seul être suspendu à son désir. Il n'a plus de besoin. Son désir n'a pas besoin, il a brûlé ses besoins (autant que possible matériellement) pour rester suspendu au seul désir de recevoir, de proférer, de voir la Parole s'accomplir. Un désir que nous ayons appelé eschatologique, de l'accomplissement, de la consommation.
Dans plusieurs traditions, islamique notamment, dans l'Ancien Testament aussi, Daniel, par exemple, est appelé « homme de désir » (Daniel 10, 11). On lui dit, après qu'il ait fait sa dernière prophétie : « Et toi, Daniel, homme de désir, couche toi et endors-toi avec tes parents et tu verras plus tard l'accomplissement de la promesse » puisqu'il venait de prophétiser l'arrivée du Messie.
Le désir donc, pour le prophète, est un signe caractéristique. Cela se réfère également à la condition très particulière de la parole prophétique : celle-ci surgit après que tout langage humain s'est épuisé à déchiffrer : cosmos, signes, rites, rituels. Au terme de l'extrême limite du Logos de l'homme qui ne peut plus déchiffrer, alors surgit la Parole prophétique, comme une parole donnée en répondant à un désir et provenant d'un abîme insondable, inépuisable de Dieu.
Lorsque l'Église catholique avait ses philosophes scolastiques qui parlaient latin, les anciens disaient : Dieu se révèle « Totum aed non totaliter », Il se révèle entier, mais pas totalement, dans le sens : Il se révèle lui-même, entier, mais pas dans le sens qu'il n'a plus rien à dire après une première révélation. Il est inépuisable. Le désir du prophète ne s'apaise jamais. Il brûle, et c'est là le secret de ce que nous appelons l'ascèse. L'ascèse dans le prophète ou dans l'homme de désir brûle le besoin et libère le désir. Le sens de l'ascèse c'est précisément de remplacer le besoin par le désir. « L'homme ne vit pas que de pain ». « Qui parmi vous, si votre enfant demande du pain lui donnera une pierre? » (Parole du Christ). Ces enfants-là demandent du désir : du pain.
Kierkegaard disait en parlant de la façon dont le désir s'est imprimé en lui : « Et j'ai compris qu'il s'agit dans la vie d'avoir vécu une fois, d'avoir senti une fois quelque chose de si incomparablement grand et autre que tout le reste paraît à côté être un néant, quelque chose qu'on n'oublie jamais même si on oublie tout le reste ».
Pour terminer je voudrais vous citer une parole du compagnon du prophète. On doit dire que l'ouverture de la Bible hébraïque se fait sous le signe du Dieu Créateur, du cosmos. La chronologie de l'Islam vient d'un évènement prophétique, en lui-même très significatif, l'hégire. C'est un évènement, dans l'histoire d'un homme, ce n'est pas dans l'histoire du cosmos. Et la Fatēha s'ouvre non pas par une allusion aux origines premières, mais span>Bismi Allah ar-rahman ar-rahim, « au Nom de Dieu » ; le « Nom » n'est-il pas la référence la plus forte, la plus personnelle, la plus incontestable de ce qui est parole, présence prophétique. Dieu se révèle comme porteur d'un nom, je parle au nom de, je suis porteur de cette parole. La référence est prophétique au commencement du Coran.
Et voici ce que disait, un homme de désir, un compagnon du prophète : « Sois la bienvenue, ô mort ! sois bienvenue, visiteuse amie, qui me rejoint dans la pauvreté et la prière » (le désir avait brûlé les besoins, il restait pauvreté et prière). « Oh ! mon Dieu, tu le sais, je t'ai toujours craint, mais aujourd'hui j'espère ardemment en toi. Je n'ai pas aimé le monde, ni la longue vie dans ce monde » (c'est du dépassement). « Mais pour avoir soif dans le flamboiement de la chaleur de midi au cœur du désert et écouter les incantations aux assemblées du dikr » (invocation du Nom).
Cours 15 mars 1978
La Révélation (suite)
La Révélation prophétique (suite)
L'événement
Cette révélation est portée donc par le désir, motivation primordiale, fondamentale à tel point qu'elle est irréductible à toute autre catégorie. Le désir est une autre façon d'approcher le mystère même de l'être vivant, conscient, jeté dans son propre destin et dans son propre avènement. C'est le désir qui porte et jalonne l'itinéraire de l'être vivant ; et, de fait, nous avons situé en quelque sorte les conditions objectives, autrement dit, nous avons fait la description de la révélation prophétique telle qu'elle se situe par rapport à l'autre modèle de révélation que nous avons appelée cosmique, en soulignant cet aspect fondamental à savoir: par la révélation prophétique s'opère le passage du kosmos à l'anthropos ; le passage donc du cosmos, comme lieu d'inscription de la révélation du Logos de Dieu, à l'homme qui devient désormais sujet de la parole de vie et proférateur de cette parole. En regardant du côté intime de la démarche prophétique, « en nous mettant dans la bouche du prophète » (le prophète en tant que lieu cette fois de profération de la parole de Dieu), nous avons décelé cette motivation, cette condition particulière du désir qui est extrêmement significative pour la compréhension de la révélation prophétique. Le prophète est un être suspendu au désir, à la fois, de préparer l'avènement de la parole, donc du Dieu qui révèle par la parole qui lui est conférée, et aussi d'entrevoir, de percevoir, ne fut-ce qu'à distance, ce dont il est intimement convaincu, parce qu’habité, parce que défini. Et de fait, parait-il, il n'y a pas de prophète qui soit reconnu dans son pays et en nous référant à notre analyse du langage, du logos humain, du Logos divin, on comprend la portée profonde de cette expression qui est devenu banale : « Il n'y a pas de prophète dans son pays ».
C'est que dans mon pays, un lieu familier, le langage d'usage relève du logos humain où je suis tenu, moi, prophète, à inscrire le logos divin. Dans le langage de ma famille, de ma nation, ce qui prévaut pour définir les rapports de l'homme avec Dieu, les rapports des hommes entre eux (tracer les contours du monde humain et divin), c'est le langage humain. Or, c'est dans ce langage-ci que le prophète se situe pour le faire, en quelque sorte, éclater de l' intérieur, le subvertir. Le prophète comme le poète, exerce une fonction de subversion (pas politique) spirituelle ou ontologique. Il veut faire éclater les frontières de mon pays, de ma nation, de ma mentalité, de mon langage, parce que, moi, prophète, je suis tenu à proférer un autre verbe, un autre logos, une autre parole. C'est pour cela que je ne peux pas être reconnu et accepté dans mon pays, autrement dit à l'intérieur du langage déjà établi (familier, confortable, sécurisant) du milieu auquel j'appartiens. En proférant la parole du divin, le prophète surgit comme une apparition marginale (les marginaux du Centre), apparition marginale, puisque, dans une situation religieuse, établie, tout est en place, organisé, hiérarchies, des dogmes, des doctrines qui semblent immuablement garantis par Dieu. Or, voici que le prophète surgit, au nom de ce même Dieu, comme quelqu'un qui vient d'ailleurs, pour apporter une parole qui semble vouloir dilater (non pas contredire) le langage déjà établi. C'est une fonction donc d'un marginal. A tel point que dans la philosophie religieuse, c'est déjà une catégorie classique que je rappelle ici : on fait la distinction entre ce qu'on appelle religion sacerdotale et religion prophétique.
La religion sacerdotale relevant de ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui l'establishement ; l'institution, qui est en place, semble garantir, tenir, pas seulement l'ordre déjà présent et établi, mais en quelque sorte tenir et obliger Dieu Lui-même. Lorsque le prophète surgit, il se présente au nom d'une autre révélation de Dieu, pas opposée, hostile, adversaire ; autre dans le sens de la nouveauté en Dieu même, et de la présence vivante de Dieu qui ne peut être contenu par aucune institution, aucun ordre établi.
Dans la réflexion doctrinaire chrétienne, cela s'appelle aujourd'hui événement. Il y a l'institution, il y a l'évènement. D'où deux conséquences intéressantes : d'abord, en quelque sorte, la révélation prophétique est toujours ponctuelle pour être vraie. Je ne peux pas institutionnaliser le prophétisme, ce serait une contradiction en termes : si le prophète est authentique, il est toujours imprévisible puisqu'il relève de l'imprévisible de Dieu, qui parfois semble bousculer un ordre qui a été longtemps assuré au nom de ce même Dieu. L'action du prophète est donc ponctuelle : une action limitée dans le temps et dans l'espace, visant à un objectif déterminé et cessant après l'accomplissement de son objectif, ne se perpétuant pas. Elle est ponctuelle, elle relève donc, face à la continuité institutionnelle, d'une certaine discontinuité dans l'Esprit, et souligne une autre face de Dieu (l'imprévisible de Dieu).
Le livre
Le livre est un complément de cette première approche de la fonction prophétique (complément par rapport à la révélation prophétique, dans cette révélation elle-même), pour que le Prophète marque son œuvre et son message. Ainsi surgit l'importance du livre prophétique. La révélation prophétique est celle qui accorde plus que toute autre forme religieuse une importance particulière et spécifique au texte sacré : parce que le prophète disparait en tant que porteur, véhicule de la parole, le message qu'il n'a fait que transmettre, que proférer, doit s'inscrire, doit devenir de parole vivante (parole de feu), il doit devenir parole consignée.
La lettre
Le « c'est dit », « fatum », de prophemi. La parole divine a été dite, elle a tracé son nouveau contour, les limites de son nouveau contour, les limites de son nouveau monde ; c' est à vous maintenant qui la recevez et l'écoutez de l'assumer, d'entrer en elle et de vous laisser porter par elle. Donc la lettre du livre prophétique qui porte la Parole prophétique, est une lettre à la fois du logos humain (de la parole de tous les hommes de chaque jour) mais elle contient aussi l'esprit du prophète. C'est pour cela que, pour comprendre un texte prophétique, il faut passer de la lettre à l'esprit. Il faut que la lettre rende l'esprit dans tout le sens du terme.
Saint Paul disait : « La lettre tue, l'Esprit vivifie ». La lettre du langage humain ne me donne que la vie immédiate qui est vouée à la mort, tandis que l'Esprit (qui est contenu dans la lettre prophétique) me délivre à chaque instant, même si le prophète relevait d'une opération ponctuelle de Dieu. Il ne voulait pas établir une autre institution, mais il m'a légué son Livre (qui n'est pas seulement des lettres mises en forme en place) mais c'est surtout le lieu où s'est inscrit l'Esprit de Dieu. D'où la nécessité de savoir-faire rendre à la lettre l'Esprit.
« Prend l'éloquence et tords-lui le cou » (Verlaine). Le poète souffre de voir son « hypocrite » lecteur, son semblable, son frère, s'arrêter uniquement à la beauté formelle de la lettre, au sens immédiat de la lettre (l'éloquence) et manquer ainsi le Souffle poétique. A plus forte raison, le prophète, d'où l'importance de l'herméneutique dans l'expérience religieuse. Herméneutique signifie : interprétation, déchiffrement du sens. Donc le sens littéral n'est pas le sens prophétique immédiatement, il n'en est que le véhicule et le lieu où ce sens s'est inscrit.
Le désir
La deuxième conséquence : les prophètes ont du désir, c'est inévitable. Nous reprenons ici de nouveau cette distinction (qui n'est pas une opposition) entre religion établie, sacerdotale et la religion prophétique. Pour entrer, se maintenir et éventuellement pratiquer une religion établie, il ne faut pas tellement de désir vivant, brûlant, de feu. Ce qu'il faut c'est une certaine intégration, une certaine accoutumance, un certain respect sociologique, psychologique ou religieux même. Il faut un certain goût parfois de l'ordre ou du conformisme. Il faut alors un besoin, pas un désir : lorsque je pratique une religion établie, je le fuis souvent par besoin, on le dit d'ailleurs dans le langage implicite. Mais le besoin n'est pas le désir. J'ai même parfois besoin d'une sorte de clarté doctrinale qui me dit que Dieu est cela. Tandis que le prophète propose par sa révélation l'empire du désir, le royaume du désir largement ouvert.
Dans l'Évangile, il n'y a que deux endroits (eschatologiques) où le Christ parla du désir. Luc 12, 49 : « Feu suis-je venu jeter en terre et que désirai-je? » (sinon qu'il s'enflamme, il parlait de l'Esprit). Luc 22, 15 : « Je désirais du désir... » (La Cène). Le prophète vient donc jeter le désir, non pas le besoin, pour accueillir la révélation de Dieu. On pourrait prendre toute l'histoire terrestre du Christ à ce niveau-là comme une sorte de conflit prophétique entre une religion établie (hébraïque) par Dieu et qui avait tous les droits et presque le devoir de lui dire: mais nous savons ce que Dieu veut. Devoir d'institution, devoir d'état de ne pas laisser Dieu renverser l'ordre établi par Lui-même (personnage du Grand Inquisiteur de Dostoïevski dans les Frères Karamazov, conflit entre institution et évènement.
Le désir brûle ; il est donc toujours en fonction significative d'une proximité qui engendre, on pourrait dire même, subvertit les distances (de temps, d'espace, de matières). Personne ne peut empêcher mon désir de m'habiter, de brûler en moi et de me consommer moi-même jusqu'au bout. Il y a dans cette condition du désir le désir même de Dieu : Dieu est en nous comme un désir. Certains spirituels de la tradition chrétienne orientale parlent de Dieu comme d'une blessure inaguerrie.
Le prophète, parce que son désir est tout tendu, pas seulement vers l'annonce, mais vers l'appréhension de celui qui l'annonce, introduit dans l'espace religieux une dimension historique qui n'existait pas dans la religion cosmique qui était définie par la dimension mythique. Son message brise les frontières de l'ordre cosmique pour y faire émerger un ordre historique. J'ai annoncé une chose, je l'ai annoncée non pas par le langage humain ou de par le déchiffrement (des rites et des signes cosmiques), mais parce que j'ai reçu une parole qui annonce un évènement une manifestation de Dieu, un retournement des choses. Donc, entre mon annonce et la réalisation, ce qui s'ouvre c'est un intervalle d'attente, d'espérance, de désir (encore une fois) pour ceux qui suivent la ligne prophétique respective (on peut très bien l'ignorer, il y en a qui l'ignorent). Cet intervalle s'appelle histoire (pas au sens chronologique). C'est pour cela, par exemple, que les religions prophétiques sont toujours marquées par une chronologie, il y a une généalogie, une attestation historique : « J'ai connu celui-là, il a vécu à telle époque ».
C'est une dimension historique que le prophète en quelque sorte brûle en annonçant par-delà les siècles un évènement que les siècles n'ont pas encore vécu qui est par exemple la seconde arrivée du Christ ou le Jour du Jugement, ou tel bouleversement des siècles qui s'inscrit dans un dessein de Dieu : intention portant jusqu'au bout et configuration. (C'est pour cela, qu'en quelque sorte, inévitablement, le métier de prophète n'est plus très recommandable !) Le Christ vers la fin d'eschatologique de son parcours terrestre, en regardant Jérusalem, dit : « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes ». C'est à méditer cette fonction d'une ville sainte, d'un lieu où Dieu a inscrit son dessein, et qui, en même temps, parce que enclos, parce que fermé, parce que manquant d'ouverture à cette autre révélation de Dieu (qui est la révélation prophétique) ne fait que tuer les prophètes.
Il ne s'agit pas là de coupure absolue : lorsque nous disons : religion cosmique, religion prophétique, cela ne veut pas dire que la révélation prophétique abolit totalement la révélation cosmique, au contraire, le cosmos est assumé, porté ; les rythmes du cosmos sont pris comme indicateurs du dessein de Dieu par les prophètes.
Quand nous avons parlé de la suppression des idoles par les religions prophétiques, c'est pour signifier implicitement que le langage de Dieu ne passe plus par les signes du cosmos mais par la parole de l'homme, d'où la représentation artistique dans la révélation cosmique (l'Inde...) ou dans la révélation prophétique (le qalam, en Islam, la parole qui est le lieu artistique), c'est assez beau de sentir la cohérence intime des choses, de voir le secret.
La Bible hébraïque commence par « et au commencement Dieu créa », elle se place sous le signe de la création. Cela ne veut pas dire que la religion hébraïque, loin de là, ait ignoré la révélation prophétique mais celle-ci est dans l'histoire de la religion hébraïque comme une seconde étape et conflictuelle c.à.d. entre la religion sacerdotale et la religion prophétique. Les prophètes se sont levés, comme dit la Bible en Israël, beaucoup plus tard, après les temps de l'exil. Précisément, ils ne prophétisaient pas dans leur pays. Il y en a eu qui l'ont fait, mais malheur leur en a pris (Jérémie...). Ou quand nous disons que la Fatiha commence de la façon la plus rigoureusement prophétique par l'invocation du Nom, Dieu comme Nom, cela ne veut pas dire que l'Islam ignore Dieu comme créateur et l'importance du cosmos.
Nous faisons des distinctions qui ne sont pas des coupures. Passons maintenant au dernier modèle de Révélation qui est :
III. La Révélation christique
Ses ambitions, ses exigences la situent dans un domaine à part (qui ne veut pas dire supérieur ou meilleur). Ce modèle de révélation de la parole est celui qui peut être défini sur son nom propre qui nous vient de l'Extrême-Orient : avatāra. Si je disais « avatar », on comprendrait mieux, mais ce n'est pas correct. Nous l'employons dans l'acception courante (Larousse) de hasard, incertitude, aléatoire, déboires. Mais ça vient exactement d'un concept religieux très ancien, très rigoureux, très technique et très important, qu'on ne peut pas éluder, ne fut-ce que pour la simple raison qu'il a définie et définit encore l'Histoire humaine, culturelle, spirituelle aussi, d'une très grande partie de l'humanité. Et c'est à l'ombre de cette vision de la révélation divine qui s'appelle avatāra que toute l'Asie (l'Inde, la Chine, l'Indochine, le Japon, toutes les zones limitrophes) a vécu, a créé, s'est exprimée : culturellement, historiquement, socialement.
Avatāra veut dire littéralement les « descentes », le fait de descendre. « Les descentes de Manu », c'est un terme propre. Les lois de Manu ont été publiées par Leibniz et ont beaucoup influencé la philosophie européenne des XVIIIe et XIXe siècles (Schopenhauer), ça a passé en sourdine dans la texture, dans l'âme et dans l'esprit culturel européen. C'est une des législations les plus anciennes qui existent (législations au sens total du terme : organisation de l'ordre humain, religieux, culturel, social) qui sont attribuées à un personnage qu'on croyait d'abord moitié historique, moitié mythologique : Manu. Jusqu'à il y a 80 ans, une autre orientation de la recherche nous a montré que ce terme Manu désigne, non pas un être individuel, mais un principe d'ordination divine d'une époque et d'une humanité déterminées. Ce principe se trouve dans beaucoup d'autres traditions anciennes. Menés, le pharaon (même racine). Minos (en grec), labyrinthe initiatique où l'on peut être dévoré si l'on n'est pas digne, ou par contre on peut être sauvé et rencontrer Dieu. Mens (en latin), le mental.
Donc, avatāra représente, dans la tradition spirituelle extrême-orientale, un modèle de révélation du divin, au terme duquel le divin se manifeste par des descentes successives, dans l'ordre temporel et perceptibles afin d'ordonner le cours total d'une époque et d'une humanité jusqu'à l'accomplissement de sa ligne de destin. Selon ce modèle, le divin (qui peut être appelé Vishnou, Brahma ou Bouddha) « s'incarne » : il descend et iI remonte successivement, selon un ordre dont le modèle est d'origine cosmique. Les descentes ont lieu selon les grands cycles de l'année cosmique (dont parle déjà Platon ; c'est très difficile à calculer, mais on peut se référer, il y a des « signes du temps », disent-ils). La grande année cosmique a 25920 = 72 x 360 ans. L'année terrestre, c'est le parcours de la terre sur l'orbite jusqu'au retour au point de départ (365 jours). Le soleil aussi parcourt une distance et cette année où le soleil retrouve son point de départ, s'appelle « grande année cosmique ».
Que dit ce modèle de révélation extrême-orientale ? Qu'il y a pour un cycle complet de la révélation du divin : 14 avatāra. Il y a 14 descentes du divin pour accomplir un cycle. Ces descentes se réalisent : ce Dieu a pu se manifester comme une étoile qui a organisé le rythme astronomique d'une galaxie, ensuite il y a eu des planètes, puis il y a eu la révélation du Divin dans un poisson au temps où la Terre était couverte d'eau (ça se trouve dans des textes anciens ; poisson : un certain ordre animal régnait et une certaine espèce était la plus avancée). Ou alors, les temps historiques sont venus et un Manu peut descendre sous la forme d'un de ces personnages que nous croyons à moitié historique, à moitié mythique : Krsna, Menes ou un autre.
De ces 14 (7 x 2) descentes, 7 sont montantes : c'est la période montante, créatrice, heureuse de l'être, du manifesté. Les 7 premières avataras sont montants : la divinité est fraîche, l'humanité est fraîche, la fraîcheur règne. Les 7 autres sont les périodes du déclin. Dans l'Évangile selon Matthieu, dans la généalogie du Christ, il y a trois périodes de 14 générations. Nous avons parlé aussi de la Tour de Babel (les 7 et 7), c'est une même intuition, ce n'est pas une identité, loin de là, c'est le même archétype.
Selon ce modèle de révélation, chaque descente comporte quatre périodes ou yuga, âges : l'âge d'or (de lumière, c'est le paradis) ; l'âge d'argent (moins noble) ; l'âge de bronze, d'airain ; l'âge de fer (sombre) que nous parcourons, dont nous touchons la fin. C'est l'âge où le temps se précipite. Plus on avance vers la fin, plus le temps s'abrège (Évangile, Apocalypse). C'est le Kali-Yuga (noir) le plus bref. Cet âge sera également, selon eux, le dernier yuga du 7e avatāra.
On attend, puisque c'est toujours ainsi, puisque c'est un modèle cosmique qui joue et aussi une intuition spirituelle, on dit : partout où tu vois une grande fin, sois sûr d'un grand recommencement. La destruction devient comme une sorte de frénésie, et à la fois de nécessité cosmique pour faire place au recommencement (Marguerite Duras). Et le prochain avatāra qu'on attend, selon cette tradition, s'appelle Kalky-avatāra : l'avatara du cheval blanc. Dans l'Apocalypse il est parlé d'un cheval blanc.
Si nous voulons appliquer au modèle des avataras certaines considérations des approches que nous avons pratiquées jusqu'ici nous pourrions dire, par exemple, que dans cette vision le monde recommence à la fois par un effet quasi fatal inscrit dans le cosmos, dans l'ordre cosmique, et par une manifestation (elle aussi rythmée, pas unique mais répétitive) du divin. Un grand penseur catholique allemand contemporain, Romano Guardini, professeur de philosophie à l'Université de Munich disait : « Au fond si on songe un peu à l'évolution de l'esprit moderne, scientifique, cosmologique et ainsi de suite, on se dit que le dernier combat dans l'esprit de l'homme occidental sera entre le message du Christ et celui du Bouddha ». On se rend compte de la fascination qu'exerce le bouddhisme par sa rigueur cosmique. Il y a donc, d'une part, un ordre cosmique qui se répète. Dans les traditions orientales, cette répétition ne se fait jamais au même endroit, ce n'est pas une roue qui tourne sans fin en elle-même, mais c'est une spirale qui monte.
D'autre part, on pourrait appliquer l'idée du désir dont nous parlions pour voir comment dans ce modèle de révélation l'homme se distribue selon deux possibilités. L'une, d'intégration totale, qui s'appelle la Loi, Dharma, pas la loi au sens juridique du terme, mais la loi de l’être : chacun a sa place dans ce vaste devenir cosmique, une fois qu'il a surgi dans le cosmos, il n'a qu'à suivre sa « ligne d'univers » (comme disent les astronomes). L'autre quand le Bouddha est venu là aussi pour dire : je vous apporte un message autrement difficile : non plus intégrer votre désir, mais le prendre à la racine et le porter tout droit au-delà de toute affirmation de l'Être ou de non-Être, de vie et de Mort, qui s'appelle nirvāņa, « extinction ». « Je m'anéantis totalement en Dieu pour vivre éternellement en Lui », dit un mystique chrétien.
Ces deux modèles, ne les prenons pas historiquement, puisque cela ne se passe pas ainsi. Bien sûr, il y a le modèle prophétique qui est connaturel à l'histoire, qui surgit avec l'histoire puisque c'est lui qui annonce une histoire, c'est lui qui fait l'histoire : un prophète fait l'histoire, il l'ouvre, la rend comme une dimension de l'être. Mais ne prenons pas cela comme des modèles successifs bien délimités, ils peuvent co-exister et s'interpénétrer dans le temps.
Ce que nous pouvons en retirer :
La distance
Tout d'abord la notion de distance : pour qu'il y ait une Révélation il faut que le Révélant, Dieu, franchisse une distance. Il peut être là (pas au sens physique) mais Il n'est pas perceptible. Il faut qu'une distance soit franchie. Donc la Révélation est corrélative d'une distance qu'elle se doit de franchir et que le réceptacle de la Révélation (l'Homme, l'Humanité) doit également accueillir.
La différence
Si Dieu n'était pas tout autre que moi et que le cosmos, s'il n'était pas derrière et au-delà des différentes descentes du divin (il ne s'épuise pas dans les descentes du divin, Il fait signe à travers elles), donc si Dieu n'était pas différent on n'aurait pas de révélation, on aurait action du logos humain : découvertes, philosophie, poésie, drame, science… tout ceci ne me sortirait pas de mon cercle, je n'aurais pas d'altérité, je ne rencontrerais que moi-même au risque de devenir tôt ou tard, au sens littéral du terme, solipsiste, fou, dément.
Le désir me porte toujours vers un Autre, si je me désire moi-même, je m'altère, puisque je ne peux désirer que l'autre, quelque chose d'autre. Si je me désire moi-même, c'est que je me dédouble, je deviens un autre pour moi-même et « devenir autre », c'est s'altérer.
Donc Dieu est le Différent, le Tout Autre ; mais en même temps et c'est là le paradoxe, la croix de la révélation, ce Tout Autre se révèle, franchit la distance de la différence.
(L'amour humain réalisé peut représenter une analogie : on franchit la distance, mais je n'abolis pas l'objet de mon amour, si je l'abolis je n'ai plus rien à aimer.)
Donc dans la révélation, il s'agit essentiellement d'écarter ou d'abolir la distance, la séparation, sans porter atteinte à la différence. Et la révélation christique vient avec cette prétention et cette exigence inouïes d'avoir totalement aboli la différence, au point qu'un homme (parmi les hommes, réellement homme, situé chronologiquement dans l'histoire, tellement homme « qu'il a fallu 30 dinars d'argent pour le différencier des autres hommes ») avec cette exigence et cette prétention inouïes que Dieu, la Différence absolue, a aboli la distance, a franchi la distance, pour devenir effectivement homme.
Le Logos qui parlait à distance à travers le cosmos et c'est très beau, le Logos, la Parole de Dieu, qui me parlait à travers les prophètes, qui me fait signe à travers différentes descentes, soudainement se dit : la Parole se fait Chair, homme (c'est curieux, inouï, inacceptable, mais c'est ainsi).
C'est de là que commence et se situe cet autre modèle de révélation qui se pose et s'épuise en Soi, qui est la révélation christique.
Cours mercredi, 3 mai 1978
La Révélation
La Révélation Christique : radicalité et supériorité
Forme spécifique de la révélation telle que la tradition chrétienne la vit après le message et la manifestation de la Personne révélée de Jésus Christ.
Si nous avions éventuellement à donner d'entrée de jeu une sorte de qualification d'ensemble pour nous orienter très librement quant à la spécificité de cette révélation, nous pourrions reprendre le terme de radicalité qui a été annoncé ici. La révélation christique, autrement dit, se propose elle-même comme une forme radicale de révélation. Ne perdons pas de vue cette première désignation ou définition que nous pouvons assumer tout au long de notre recherche avec à la fois une certaine liberté et une compréhension de son propre contenu de sens. En disant radicalité (contenu immédiat), cela signifie une sorte de projet fondamental où les origines ultimes et également les buts finals sont impliqués. C'est ce que la révélation christique en effet conçoit d'elle-même comme statut propre.
Cependant il serait erroné de confondre radicalité et supériorité. Ce serait lamentable et pourtant cela arrive, cela est arrivé inévitablement, dans la manière dont la révélation christique s'est souvent historiquement conçue elle-même, proposée elle-même ou peut-être imposée elle-même. Ce n'est pas, encore une fois, le privilège (assez ambigu) de la seule tradition chrétienne. Il y a ici quelque chose, que nous allons revoir dans le point 3 de notre programme. Il y a quelque chose qui représente comme le déchirement, comme le drame à la fois très haut et très douloureux de tout acte religieux. Il y a en lui une aspiration et une conscience de l'absolu, sans quoi il ne s'agirait plus de valeur religieuse authentiquement vécue. Il y a donc comme une signature, une présence de l'Absolu dans n'importe quel acte religieux digne de ce nom.
Si vous dites absolu, vous dites immédiatement l'obligation et la difficulté de se situer par rapport au relatif ou au contingent. Ce relatif et ce contingent étant de nature concrète : la pluralité du monde, la pluralité des croyances, des idéologies ; ensuite le devenir du temps qui par lui-même fait émerger des problèmes toujours inattendus, nouveaux, insoupçonnés par rapport au moment initial de l'expression de la manifestation de cette conscience absolue qui marque toute forme de révélation d'une façon ou d'autre.
D'où donc la tentation (puisque c'en est une et dans la tradition chrétienne, cette tentation a été assumée par le Christ Lui-même personnellement tout au début de son apparition au monde, tentations inscrites dans les Évangiles comme sous le nom de « la tentation au désert »), la tentation donc de vouloir autant que possible tenir, régenter, diriger sinon dominer l'ensemble du contingent, de l'historique. Et ceci implique pour toute forme religieuse, pour le christianisme historique aussi, ceci implique donc ce déchirement (qui peut être vécu comme une libération ou comme une création spirituelle) mais qui parfois peut s'exprimer comme un projet purement humain et historique de se considérer comme supérieur à toute autre forme de réalité et donc, d'une façon ou d'autre, de la rejeter, refouler ou critiquer, parfois violemment, au nom de cette révélation absolue.
C'est pour cela, il nous faut reprendre cet exercice tout au long de ce parcours sur la révélation christique, nous obligeant, au nom même de cette révélation, de ne pas confondre radicalité et supériorité. C'est une nuance qui est à prendre non pas uniquement du point de vue épistémologique pour respecter un principe de connaissance intellectuel et spirituel, mais aussi pour notre propre vie spirituelle dans son authenticité face à la révélation respective. Donc radicalité, avons-nous dit et on le verra s'échelonner devant nous tout au long de ce parcours.
Distance et désir
Prenons un premier départ autant que possible à la hauteur ultime de cette radicalité de la forme christique de la révélation. Du point de vue de la connaissance religieuse de la réflexion intellectuelle, en définissant la révélation nous en avons extrait le sens intérieur irréductible et valable en Soi. Autrement dit dès que vous dites révélation, il y a forme de communication, forme de transmission, de manifestation du divin à l'humain. Nous avons dit en allant un peu plus à l'intérieur de cette première vision : si c'est ainsi, c'est parce qu'il y a sous-jacents à cette première approche de la révélation (valable universellement et en Soi) deux éléments déterminants que nous perdons souvent de vue et qui ne se révèlent qu'en insistant (par la réflexion, par la connaissance, par l'expérience…). Il y a ce que nous avons appelé la distance et le désir. Autrement dit : s'il y a révélation, c'est qu'il y a une distance à parcourir comme dans toute communication que ce soit d'un être à un être ; la communication c'est toujours formellement, existentiellement et intellectuellement, le parcours au-delà d'une distance ; c'est le franchissement d'une faille ; de l'être à l'être aussi : je ne peux pas m'approcher, je ne peux lui transmettre ou en recevoir quelque chose si la distance complexe qui existe entre nous n'est pas franchie (je ne connais pas son identité, ses sentiments, ses idées… comment les connaîtrai-je? Il faut qu'il y ait communication entre mon identité, mes sentiments, mes idées et les siens).
Entre le divin et l'humain la distance n'est pas de nature physique, ce n'est pas d'un même ordre. Elle n'est pas d'une nature spatiale. Elle n'est pas d'une nature existentielle non plus puisque l'existentiel est une catégorie de l'être qui englobe un ensemble en lui-même identique sur le plan de l'existence. Existentiellement nous sommes tous les mêmes. C'est personnellement que nous différons, que nous devons entrer en communication. Existentiellement nous sommes déjà tous dans le même type d'être qui s'appelle existence humaine.
Initiative de Dieu ou de l'homme
Donc, la distance à parcourir entre Dieu et l'homme c'est la distance essentielle ou ontologique ; c'est entre deux types d'êtres qui, apparemment ne peuvent qu'être voués soit à une distance totale, absolue, soit alors à une initiative (pour franchir cette distance) qui peut s'exprimer du côté de l'homme ou du côté de Dieu. Du côté de l'homme, la motivation première qui est la motivation même de son être existentiel nous l'avons appelée désir et nous avons fait toutes les distinctions nécessaires entre désir et besoin.
Lorsque nous disons désir, nous signifions l'élan unifiant, essentiel de l'être et non pas une application ou une forme particulière de désir véhiculée par un besoin particulier. Lorsque nous parlons de désir l'homme se met en route totalement vers Dieu et nous avons vu comment cela se manifeste sur le plan cosmique, sur le plan prophétique.
Cependant l' initiative peut venir également de Dieu et cette initiative qui vient de Dieu est le fondement proprement dit de la révélation, celui qui se dévoile à travers les cycles qu'il a posés dans le cosmos, à travers la parole prophétique, à travers les lectures de son passage successif et périodique dans l'histoire de l'homme ou dans l'expérience de l'homme ce qui est appelé les avataras, les formes de communication du divin.
L'Incarnation
Très brièvement dit, la forme spécifiquement christique de la révélation s'appelle incarnation. Tout le monde connait ce terme qui est extrêmement riche et débordant de sens si on l'approche de plus près. C'est en effet par l'incarnation que la tradition chrétienne définit dans son sens le plus radical la révélation de Dieu. Ce qui n'est nullement exclusif des autres formes de l'incarnation sans s'identifier avec elle. Si l'incarnation de Dieu dans la tradition chrétienne a pu avoir lieu réellement complètement, c'est que l'homme lui-même, dans sa structure cosmique était réceptif, capable d'accueillir Dieu et qu'il l'avait fait successivement à travers son histoire et partout ailleurs avant l'incarnation du Christ de maintes formes (saint Paul).
Si le Christ se manifeste dans l'incarnation, il se manifeste comme parole de Dieu, donc il y a là l'élément prophétique, incontestable : le Christ est un prophète.
Si le Christ représente une manifestation de Dieu dans la totalité de l'être humain, personnel, il y a là quelque chose qui nous rappelle la lecture traditionnelle de l'avatāra, les descentes du divin. Mais tout ceci sans se confondre.
Dans la tradition christique de la révélation il y a un aspect non pas exclusif mais plutôt inclusif. Autrement dit : il y a une référence à toutes les autres formes sans pourtant se réduire à l'une ou l'autre d'entre elles.
Les livres sacrés
Et pour commencer de plus près la réflexion sur cette forme christique de la révélation qui s'appelle l'incarnation, nous allons la prendre à sa radicalité ultime. Et pour ceci faire nous allons en quelque sorte compléter notre petit exercice à la fois sémantique, philosophique, spirituel soit l'étude des premières paroles définissant un texte révélé sacré dans les traditions. Nous allons surtout prendre les traditions où ce texte a une valeur très nettement définie et caractérisée : la tradition hébraïque, la tradition islamique.
Nous avons vu que le mot bere’shit (en arche, in principio) se référait à un acte proprement cosmique, à l'affirmation de Dieu en tant que Créateur sans pour autant en exclure, sur le parcours ultérieur, la perception de Dieu en tant que parole prophétique. Mais l'accent caractéristique du démarrage de la tradition judaïque restait la révélation de Dieu en tant que Tout-Puissant, Créateur, le Père Tout-Créateur. Le commencement du texte révélé dans la tradition islamique, le Coran nous ramenait d'une façon assez exceptionnellement forte et claire au cœur de la parole prophétique. Le départ de la Tradition islamique est donné au nom de Dieu. Le nom étant ce qu'il y a de plus personnel, Dieu en tant que personne parlante. C'est la définition même du premier commencement de la prophétie.
Ceci ayant été un rappel pour arriver à ce qui pourrait correspondre analogiquement à la première manifestation inscrite dans un texte révélé pour la tradition chrétienne concernant le statut de cette même révélation.
Or, rigoureusement parlant, la tradition chrétienne n'a pas de Livre sacré comme tel. Le lieu de la révélation pour la tradition chrétienne n'est pas dans la Bible. La Bible constitue bien sûr un élément très important de l'ensemble de la foi, de l'ensemble de l'expérience de Dieu pour la tradition chrétienne. Mais la révélation essentielle de Dieu ne se fuit pas dans un livre : dans la vision chrétienne, il y a comme un retournement. Ce n'est pas parce qu'il y a un livre que Dieu s'est révélé mais parce que d'abord Dieu avait manifesté le dessein de s'incarner dans un être personnel qui s'appelle Jésus-Christ d'incarner dans cet être l'essentiel de sa parole que le livre respectif de référence pour cette tradition chrétienne a jalonné le parcours historique et existentiel de ce dessein jusqu'au moment où, selon la terminologie chrétienne, la plénitude des temps, la plénitude de la révélation a eu lieu. A tel point que le Christ dit lui-même : les Écritures témoignent de Moi. Ce n'est pas que Moi je sois venu pour ajouter quelque chose aux Écritures, mais pour les achever dans le double sens du terme : les consommer et leur mettre un terme.
Un autre point exprimé par beaucoup de docteurs de l'Église, plus exactement par les Pères de l'Église qui étaient des spirituels, l'un notamment Maxime le Confesseur, ils disaient: L'Écriture est tellement insignifiante essentiellement pour l'Église que si elle disparaissait (un peu par hypothèse) du jour au lendemain, jusqu'à la mémoire, jusqu'au dernier verset dans le monde, la communauté des fidèles n'en serait nullement gênée puisqu'ils sont animés par l'Esprit même qui a inspiré cette Écriture (l'Esprit Saint).
Voici des applications qui peuvent paraître quelque peu exagérées mais qui, spirituellement, sont pleines de saveur : chez les Pères du désert (première génération des moines aux IIIe et IVe siècles, en Thébaïde, en Égypte). On raconte l'histoire d'un jeune moine qui s'adonnait à l'ascèse et également à la méditation des Écritures, du Nouveau Testament. Un jour il arrive au verset de saint Paul où il dit : « La Lettre tue, l'Esprit rend vivifiant ». Il est allé jeter son Nouveau Testament au feu.
Quand même donc à ce niveau de profondeur de considération quant à la nature du rapport entre l'Écriture et la révélation, dans la tradition chrétienne, pour voir le commencement du statut de l'Incarnation, on ne peut pas se référer à un commencement comme le fait le bereshit de l'Écriture que nous appelons Bible.
Vous prenez saint Mathieu, saint Paul : il n'y a là qu'un témoignage rendu à l'action manifestée sur la terre de ce personnage qui s'appelle Jésus-Christ. Il y a cependant un complément de ce récit évangélique sur l'action de Jésus-Christ qui est le quatrième Évangile de saint Jean. Pour la doctrine chrétienne et pour l'expérience spirituelle notamment cet Évangile a comme fonction de nous introduire d'une façon foudroyante (il y a comme un éclair, ce n'est pas par hasard que saint Jean s'appelait « le Fils du Tonnerre », symboliquement parlant) à la dimension ultime sur le lieu propre qui sera pour nous la référence radicale de la révélation christique.
Alors ce lieu propre est donné dans le prologue de l'Évangile de saint Jean, dans les premières paroles, où il est dit : « Au commencement, le Verbe était, la Parole était et le verbe était auprès de Dieu ». En grec : le verbe était pros ton theon. Nous n'avons qu'à essayer d'entrer là-dedans en suivant la voie ouverte par la parole respective. Pros introduit un élément de violence, un élan. Pros = direction, orientation vers Dieu. Pros ton theon = il y a là quelque chose de propulsif, ce n'est pas que je me tiens auprès, la notion de « avec » ou « près » est statique. Ici dans la parole de saint Jean, nous sommes introduits dans l'intimité d'une sorte de mouvement qui n'est pas spatial mais qui est d'autant plus extraordinaire puisqu'il le situe en Dieu lui-même, puisqu'il définit à l'intérieur de Dieu le rapport entre la Parole et Dieu, et puisque, en troisième lieu, c'est uniquement cette expression : pros ton theon qui, dans la perspective ouverte par cette révélation de saint Jean, rend possible l'Incarnation et l'explique.
Autrement dit : si vous aviez l'image d'un Dieu « trop plein » (comme une sphère ainsi que les philosophes grecs le concevait à un moment donné, la perfection doit être sphérique) il n'y aurait plus de place pour une sortie de soi. Or, la Parole de Dieu sort de Dieu dans le double sens du terme : elle est attestée comme origine par Dieu, ce n'est pas une parole humaine que les prophètes ont entendue uniquement par une élaboration intérieure. Elle sort de Dieu dans le sens d'origine et aussi dans un certain sens de prise de distance par rapport au mystère même de Dieu qui en lui-même reste inaccessible et que seule la Parole propose, donne.
Or, voici que dans la révélation christique on arrive à une chose qui est proprement scandaleuse. La révélation commence avant qu'elle ne se manifeste à l'homme, elle commence, en quelque sorte, par un dévoilement en Dieu. La Parole existe depuis toute éternité, elle est Dieu, mais elle est avec Dieu dans un rapport de mouvement, de dynamisme intime, de pros ton theon. Si on prend la révélation dans son sens le plus puissant symboliquement et réellement celui de dévoilement (de déchirement de voile) voilà que dans un certain sens le déchirement commence en Dieu Lui-même, pour la tradition christique. C'est une situation où Dieu lui-même est de l'intérieur dans un état de tension (pas négative) état d'attente de débordement vers l'autre, de presque désir.
L'ouverture donc, la révélation de la Parole est possible dans sa radicalité pour la tradition chrétienne puisque l'ouverture première a lieu depuis toute éternité en Dieu. La Parole est avec Dieu dans une sorte de situation qui ouvre le Dieu Lui-même en Soi. Voilà la première radicalité.
« La Parole se fait Chair »
C'est cette Parole même donc qui s'incarne et elle s'incarne (vu ce premier horizon de la méta-révélation historique) elle-même. Elle a franchi une distance nouvelle par rapport aux modèles de révélations antérieurs.
La Parole ne parle plus à travers les signes du cosmos, elle ne parle plus directement par un prophète envoyé par Dieu. Elle ne me parle plus uniquement en tant que visite ou descente du divin ; mais la prétention du projet christique de la révélation c'est que cette Parole, qui était en état d'ouverture, d'attente en Dieu lui-même, se révèle désormais elle-même en elle-même.
Et comment pourrait-elle se révéler directement elle-même en elle-même à l'Homme d'une façon plus radicale que de devenir elle-même homme. D'où : « La Parole s'est faite chair » (saint Jean). La chair étant organique et tout ce qu'il y a de plus spécifiquement humain dans notre corporalité. La Parole est devenue elle-même, en elle-même homme (deuxième radicalité). Elle s'est incarnée. span>
Cette radicalité du devenir de la Parole (pros ton theon) qui introduisait (avant même qu'il y ait question de monde ou d'homme) comme une ouverture en Dieu Lui-même, manifeste maintenant que la radicalité que nous avons vue du côté de Dieu se transporte du côté de l'homme.
Dans la révélation christique Dieu est pris en tant que révélé dans Son intimité de Parole, non pas seulement dans la parole qu'Il adresse à un autre. Et désormais cette parole n'est pas seulement une parole passagère, provisoire ou intermittente qui vient visiter tel ou tel être (ou génération, ou partie du monde, ou période de l'histoire), mais c'est elle-même qui devenant homme assume la radicalité de l'homme lui-même.
« Jésus-Christ a été tellement vraiment homme qu'il a fallu 30 deniers pour l'identifier parmi tant d'autres hommes qui étaient ses semblables » (Claudel). On ne peut pas aller plus loin dans la prétention : cet homme est la Parole même de Dieu, pas la Parole « pro-férée », mais la Parole « post-férée » de l'intimité même de Dieu. Ce qui en résulte, c'est que dans la révélation christique le « destin » de Dieu et le destin de l'homme sont désormais joints, unis à jamais. Le destin de l'homme devient en quelque sorte le destin de Dieu et inversement, en se confondant ? En se mélangeant ? Peut-être pas.
Pour comprendre ceci, reprenons les catégories de références parcourues jusqu'ici pour les autres modèles de révélation : distance et désir.
Distance et désir
Donc, si nous disons que la révélation de Dieu se fait par l'Incarnation de la Parole de Dieu elle-même, en elle-même, c'est que à un certain point de vue, pour la Révélation chrétienne, la distance qui subsistait toujours jusqu'ici confondait la forme avec l'essence (entre l'idole (forme en grec) et le Dieu que cette forme signifiait la distance restait infinie pour l'Hindou).
Lorsque donc l'on dit que la Parole de Dieu s'est faite chair, on affirme aussi que la distance désormais est abolie en cette personne de Jésus-Christ qui est la Parole de Dieu incarnée. Cette distance subsistait jusqu'ici toujours lors des autres modèles de Révélations : on ne peut pas confondre la déesse Kali avec Dieu lui-même. Ou lorsque Mahomet parle il ne se présente pas comme Dieu. En cette personne que l'on appelle Jésus-Christ, Dieu et l'homme se sont unis, se sont interpénétrés sans se confondre. La distance entre Dieu et l'homme est abolie. Dans la tradition christique à quoi cela pourrait correspondre ? Nous avons déjà souvent parlé de cette notion des trois mondes qui est absolument universelle dans l'expérience spirituelle. La distance entre Dieu et l'homme s'inscrit à trois niveaux dans la perspective de la révélation christique. Ces trois niveaux correspondent aux trois mondes.
La nature : il y a d'abord une différence qui est la différence de la nature : la nature humaine n'est pas la nature divine, c'est évident. C'est la différence ontologique : Dieu est le Tout-autre par rapport à l'Homme
Le péché : deuxième différence (qui est peut-être un peu spécifique à la tradition chrétienne, sans en être exclusive), c'est la distance du péché.
Non seulement l'homme est d'une nature autre mais il a accusé encore cette distance avec Dieu à la suite d'un accident mystérieux qui le marque encore dans ses rapports avec Dieu, avec lui-même et avec ses prochains et qui est une aliénation. Il y a eu une aggravation du rapport entre Dieu et l'homme lorsque la liberté cette fois (mais pas la nature) s'est détournée de sa propre nature, s'est aliénée, s'est altérée, s'est corrompue. La liberté de l'homme s'est détournée essentiellement de ce désir de Dieu (récit biblique, pomme = « malum », mâl). L'homme a transgressé une liberté de Dieu par un geste, il a tendu la main, il a fait un geste de possession avant le temps et ce fut sa première aliénation. Saint Paul dit: « la révélation du péché originel est venue après l'œuvre du salut christique ». On prend connaissance qu'on est dans le péché uniquement lorsqu'on n'y est plus, lorsque l'on a été libéré. Dans le christianisme, on n'a le dévoilement du péché qu'après que la Parole de Dieu se fût incarnée et ait sauvé l'homme (saint Paul, saint Jean).
On pourrait en faire une lecture psychologique et philosophique et dire que tout comme pour l'individu la conscience d'un certain état conflictuel en lui-même peut être un élément de dépassement. Si je n'ai pas conscience de cet état de conflit, de rupture, d'aliénation à l'intérieur de moi-même, il n'y a pas de dépassement (on l'a dit avant la psychanalyse).
On peut dire que sur un plan ontologique, général, cet élément de la tradition chrétienne concernant l'aliénation de la liberté que nous appelons vulgairement « péché » a eu ce sens de dire : voilà comment la liberté vous a été restituée, vous êtes libérés dans votre liberté, et c'est radical.
La mort : Troisième distance et troisième barrière c'est celle de la mort (3° monde) « Le dernier ennemi à vaincre c'est la mort » (saint Paul). Or, normalement dans n'importe quelle perception immédiate de Dieu, intellectuelle ou existentielle, la distinction est abrupte : l'homme est mortel, Dieu ne l'est pas. C'est notre part à nous, la part de Dieu est d'être au-delà de la mort.
L'Incarnation
Dans la révélation christique il y a là aussi une autre radicalité assez surprenante, c'est que la mort est vue d'abord comme un échec de la créature à la suite de cette aliénation de la liberté, mais un échec qui, en quelque sorte, s'adresse aussi à Dieu : Ta créature, ton partenaire, ton image et ressemblance (si on prend ces termes), ton bien-aimé que tu es demandé aux anges d'adorer avant la création, voilà ce qu'Il a fait : Il est mort ! Dans la perspective de la tradition chrétienne, la mort est aussi l'échec de la création de Dieu. Elle a introduit la dernière distance entre l'homme et Dieu.
Il ne s'agit pas tellement de la mort physique dans notre forme où nous sommes, mais de cette distance qui est la consommation et de la distance de la nature et de la distance d'aliénation : une mort spirituelle, une mort dans l'âme, une mort dans le corps aussi. On dit donc que c'est la dernière distance à vaincre, à franchir. Et Dieu la franchit dans la révélation précisément, dans Son modèle de révélation qui s'appelle incarnation.
La mort est la distance ultime précisément parce que c'est un néant de distance. C'est l'anéantissement de la distance : là où la mort passe il n'y a plus de distance parce qu'il n'y a plus d'être, il a disparu. La distance est totale, infinie, parce qu'elle est anéantie.
Tant qu'il subsiste une distance d'aliénation je peux me redresser. Une distance de nature peut être franchie par Dieu. Il ne resterait donc à Dieu, dans cette perspective, que d'entrer lui-même dans le circuit de la mort, de refaire la reconquête de Sa création, de reprendre la radicalité ultime de la distance : entrer Lui-même dans la mort. Ce qui est possible précisément parce qu'il s'agit de l'Incarnation de Dieu : un Dieu incarné, un Dieu-Homme.
Procès : Dieu et l'homme
Plus profondément, Dieu et l'homme ont toujours été en procès même lorsqu'il y a de l'amour comme entre les êtres humains (« Il n'y a pas d'amour heureux », Aragon chanté par Léo Ferré, Georges Brassens, Catherine Sauvage...). Il y a procès au sens fort du terme, pas seulement juridique, mais existentiel aussi. Et l'homme mortel aurait toujours pu dire et a toujours dit d'une façon ou d'autre à Dieu : « Mais qu'en sais-tu? Moi, Je souffre, Toi, Tu ne souffres pas ; moi, je pleure, Tu ne pleures pas, moi je pâtis, tu es impassible ».
Moi, je meurs, tu es immortel, qu'en sais-Tu? Et toutes les révoltes de l'homme, on peut les ramener à cette dernière distance infranchissable que l'homme, être mortel, adresse à l'être immortel qui est Dieu (Job et Faust : l'homme devant le cosmos). La motivation de toute révolte de l'homme contre le divin est dans ce fait que Dieu ne participerait pas à la dernière radicalité de la condition humaine qui s'appelle : mort, souffrance ; dernière conséquence de l'aliénation.
Dans la tradition orientale, byzantine, la période du carême est scandée par la lecture du livre de Job. En contre-point, il n'y a pas eu de réponse à Job. Cette réponse n'est donnée que par la mort de Dieu, du Christ et le dernier chapitre du livre de Job est lu le Jeudi Saint, e jour de la dernière Cène (C.G. Jung, Réponse à Job). Désormais le procès entre Dieu et l'homme s'est résolu : Dieu aussi est mort.
Ici nous atteignons vraiment une difficulté non pas tellement de compréhension de connaissance que de langage et d'expression. Tout comme il est difficile pour un chrétien moyen de réaliser par exemple que le Christ était pleinement homme (il ne jouait pas à l'homme) que la Parole s'est faite chair et en même temps faire l'affirmation complémentaire et instantanément requise : cet homme est Dieu, il est la parole pré-éternelle de Dieu. Il est difficile d'entrer dans la totalité de cette révélation parce que nous sommes là à un moment où le langage humain lui-même doit se crucifier.
La Crucifixion
Notre langage est linéaire, il peut être circulaire, mais voilà qu'il y a une condition qui est celle du langage mystique ou symbolique, où le langage lui-même doit se crucifier, il est antinomique : je dis une chose mais cette chose implique son contraire sans qu'elle soit abolie.
Voilà donc les trois distances qui correspondent à ces trois mondes : la nature divine, le monde de l'aliénation humaine, le monde de la mort. Cette distance est franchie, la séparation est abolie dans l'incarnation jusqu'à la mort (saint Paul : « la Parole de Dieu en s'incarnant s'anéantit elle-même », elle s'est vidée, elle s'est fait homme jusqu'à la mort en croix, par la croix). Dans cet anéantissement du divin il y a une radicalité de la révélation qui semble aller jusqu'au bout de ce que l'on pourrait dire.
Là où il y a distance, le franchissement de cette distance finalement est l'effet d'un désir, c'est le « Éros », le dynamisme de l'être lui-même.
Narcisse
Alors le désir lui-même présuppose la distance, On ne peut se désirer soi-même ; un soi-même personnel ou collectif (le narcissisme). Si je me désirais moi-même (personnel ou collectif) je me prends pour l'objet de mon désir. Il y a le sujet et l'objet du désir, donc j'introduis en moi-même une distance qui entraîne une altération : moi je suis moi et l'autre en même temps, puisque je ne reconnais plus l'autre, il n'y a que moi. Alors je sombre dans le narcissisme jusqu'à la perte de moi-même dans moi-même ; non pas la perte de moi-même dans l'autre qui est un enrichissement, une sortie de soi : « Je m'anéantis éternellement en Dieu pour que je subsiste éternellement en Lui », disait Farīd al-dīn ‘Attār, mystique musulman des XII-XIIIe siècles. Saint Paul dit : « Je ne vis plus moi-même, c'est le Christ qui vit en moi ». Tandis que si je me désire moi-même, je m'altère moi-même, je sombre en moi-même, je me perds en moi-même, c'est le délire narcissique, la perte d'identité.
La Conscience
Le désir présuppose l'autre, la distance et ce désir connote la distance afin qu'elle soit franchie. Il tend toujours à rejoindre l'autre et cette partie de l'autre en moi-même s'appelle conscience. Si je n'ai pas de distance envers moi-même la distance entre moi-même et moi-même se fait par le truchement de l'autre : « Le chemin le plus court vers soi-même passe par l'autre », disait Kierkegaard. La conscience est l'intention, la présence de l'autre. Je prends une distance entre moi et moi-même pour faire une place en moi-même à l'autre, par voie de connaissance, d'affect, de volonté, etc. Phénoménologie qui permet l'ouverture ; autrement je serais fermé, narcissique.
A ce niveau du désir, le désir de Dieu peut être lu sous une double approche : désir de Dieu ou désir de Dieu ? Dans le premier cas, c'est le désir accusatival, c'est le désir de l'être créé vers Dieu, désir qui marque une distance à franchir. Dans le deuxième cas, alors c'est génitival. C'est Dieu qui se met en quête de l'homme, c'est le pros ton theon, la Parole qui était en mouvance vers Dieu se met en marche vers l'homme et c'est là l'incarnation.
Le Dessein de Dieu
Cette incarnation qui est le modèle christique de la révélation doit être également située et modulée (comme une mélodie) en tant qu’un ensemble de données, de mouvements, d'actes qui s'appellent : Dessein, projet. Il y a un projet de Dieu. D'habitude quand nous disons incarnation dans notre langage courant on n'en retient que l'image ou l'idée de la naissance du Christ : le Christ s'est incarné à Bethléem. Or, la révélation de Dieu dans cette perspective christique correspond à un dessein d'ensemble. Elle ne s'achève pas avec l'Incarnation du Christ ; elle se perpétue, elle se prolonge par tout ce qu'est le Christ puisque c'est Lui le lieu de Dieu. Ce n'est pas seulement ce qu'il dit, ce qu'il fait, ce qu'il laisse entrevoir de Dieu dans ses actes et dans ses paroles qui constitue cette révélation de Dieu qui est un dessein, dans le double sens : dessin = forme ou dessein = intention. Le Christ est précisément le lieu où Dieu se révèle comme un dessein dans son désir de prendre toute la création et notamment l'humanité.
Ici la réflexion sur cette forme christique : de la révélation nous met devant une autre interrogation qui est celle de la motivation : pourquoi cette incarnation, pourquoi cette forme si radicale, finalement ? Lectures de cette motivation :
a) Le péché. Dieu s'est incarné à cause du péché originel. Puisque l'homme était dans le péché, Dieu est venu le sauver (origine augustinienne). C'est un peu ce qui a prévalu dans la mentalité chrétienne occidentale perpétuée par les formes et les instruments culturels quant à la motivation de l'Incarnation.
b) L'amour de Dieu. Lecture fondamentale, livrée par le Christ lui-même, c'est que l'incarnation de Dieu ne peut pas être conditionnée par le péché (présente et sous-jacente même en Occident, mais la 1ère a prévalu à cause des circonstances historiques et culturelles ; en Orient, elle n'a jamais été remise en question). Conditionner l'incarnation ce serait rendre la liberté divine dépendante d'un accident, d'une aliénation. Et c'est l'affirmation très nette de toute la tradition grecque, latine aussi qui dit ; La Parole de Dieu se serait incarnée même si l'homme ne s'était pas aliéné par le péché, parce que c'est une œuvre de gratuité, de désir ; ce que nous appelons de ce terme imparfait et insondable en même temps : amour (Hamour, dit Marcel Achard). Le dessein de Dieu est un dessein tout compréhensif, il n'est pas déterminé par un élément. Quand le Christ s'est incarné, il n'y avait pas un seul chrétien dans le monde. Selon lui, il se demandait si à son retour il trouvera encore de la foi (Luc 18).
Il est venu comme la manifestation la plus radicale de ce désir tout compréhensif, tout embrassant (« all-embrassing ») enveloppant, portant et enlevant le tout de la création jusqu'à la mort, radicalité ultime, rien ne lui échappant ; et c'est là où la révélation christique en tant qu'incarnation se révèle vraiment dans son universalité. Pour l'expérience chrétienne, c'est l'acte le plus universel qu'on puisse concevoir comme Révélation de la part de Dieu à l'égard de l'homme et de la création tout entière depuis l'ange jusqu'à l’étoile et aux profondeurs des enfers.
La résurrection
Il y a un lieu où cette universalité s'exprime, c'est la résurrection. L'incarnation de Dieu tend à la résurrection. Le Christ a exprimé trois fois son désir :
a) « Feu suis-je venu apporter sur la terre et que désiré - je sinon qu'il s'allume » (il parlait de l'Esprit).
b) « J'ai un calice à boire (Sa Passion) et que désiré-je sinon de le boire...? ».
c) A la veille de Pâques, il dit à ses disciples : « J'ai désiré du désir », désir de manger cette pâque avec les disciples et « en vérité je vous le dis que je ne boirai plus de ce vin jusqu'au Jour du Royaume ».
Ces trois paroles qui manifestent le désir du Christ ou le désir de Dieu sont finalisées par l'eschatologie, par l'accomplissement de ce dessein universel qui est la résurrection.
La foi
Pour l'expérience spirituelle chrétienne, c'est le lieu absolu, il n'y a que la foi dans la résurrection et la foi est elle-même un effet de la résurrection. Nous ne nous en rendons pas compte, nous croyons que la foi est toujours un mouvement de l'âme, un besoin psychologique, un cri, un engagement sociologique. Saint Paul dit : « Si le Christ n'est ressuscité, notre foi est vaine (ou vide) ».
Pour comprendre la résurrection il faut donc dire qu'elle est l'accomplissement de cette révélation de Dieu dans l'incarnation de la Parole, du Logos. L'incarnation est finalisée parce qu’uniquement par la résurrection celui qui en émerge, Jésus-Christ, n'est plus un être individuel humain (très bien délimité historiquement) mais c'est celui qui a consommé la condition humaine et la condition de la création. Le temps et le monde en ce moment se sont accomplis, non pas universellement encore mais dans un lieu précis qui s'appelle Jésus- Christ. En descendant jusqu'à la dernière radicalité, celle de la mort, de l'aliénation ultime, il en a émergé comme totalement libre de l'une et de l'autre, en refaisant cette immédiateté de Dieu et de l'homme et en montrant que l'Incarnation a aboli, a écarté la séparation qui existait entre Dieu et l'homme jusqu'au bout, jusqu'à la séparation dernière de la Mort, il n'a porté atteinte à la personne de Dieu ou à la personne de l'homme : Dieu n'est pas devenu homme, l'homme n'est pas devenu Dieu en se détruisant lui-même.
Le désir de Dieu, c'est le désir de s'unir à Lui, ce n'est pas le désir de devenir Dieu. Le désir d'Adam qui était un désir possessif, aliénant n'était pas un désir de Dieu. C'était un désir de devenir Dieu, c'est celui qui module cette méconnaissance de l'autre, comme lui-même objet du désir Dieu après l'homme, Dieu en quête de l'homme, de devenir homme. La résurrection signifie que le Christ qui en émerge est désormais l'homme universel (Hegel parle de l'universel concret, dans le Logos grec l'universel est abstrait, l'individuel est concret). Or, voici que l'universel et le personnel individuel se rejoignent dans un lieu qui est un être humain investi de l'universalité du Logos de Dieu : c'est l'universel concret, Jésus-Christ. C'est pour cela que dans la tradition chrétienne par exemple on parle de Jésus qui récapitule dans son dessein, dans sa manifestation l'ensemble de l'humanité. Mais malheur à nous si nous prenons cette récapitulation qui est spirituelle et donc qualitative en terme quantitatif : puisqu'il récapitule tout, alors que tout le monde devienne chrétien, de force. Ce n'est pas quantitativement que le Christ est la récapitulation de tous, même de ceux qui l'ignorent, même de ceux qui le haïssent, même de ceux qui l'aiment ou qui croient l'aimer. Rien ne Lui échappe à cet égard là en tant que Logos universel concrétisé, incarné dans une personne humaine. Mais ce n'est pas facile à vraiment réaliser, c'est l'expérience spirituelle finalement.
Pour parler un peu concrètement de notre représentation de la résurrection, il faut là aussi faire un effort et situer et dépasser une imagerie courante qui nous a été aussi inculquée par le fait d'une culture et d'une information dont chacun de nous dépend. Spontanément nous serions tentés de nous représenter la résurrection comme un phénomène localisable, dépistable dans le temps et dans l'espace consistant au retour à la vie du corps de Jésus-Christ enterré. Or, ce n'est pas cela : personne n'a pu voir la résurrection du Christ.
Sachons distinguer entre la résurrection dans le corps et la résurrection du corps. La résurrection dans le corps serait ce que nous appelons réanimation, retour à vie. La résurrection du corps est celle du Christ. L'incarnation du Christ a revalorisé radicalement aussi le corps. Le corps a été assumé par Dieu. Le corps de l'homme est devenu corps du Logos de Dieu (non pas un réceptacle indifférent). On peut dire que le Christ en souffrant, c'est Dieu qui souffre en lui puisqu'il est le sujet. Le corps est devenu en quelque sorte le symbole de Dieu, désormais alors le corps est un symbole fondamental.
« La Parole s'est faite chair, la chair se fait Parole ».
Le corps lui-même n'est plus indifférent au dessein de Dieu, à la connaissance ultime de l'Esprit.
Par la Résurrection la chair devient Parole : tout l'ordre corporel est porteur de significations spirituelles directes. Le corps n'est plus un lieu de mépris, il n'y a pas d'expérience spirituelle sans cette assumation totale du corps. Dans la perspective de la révélation christique il y a une condition du corps qui, une fois avoir franchi dans le Christ « à rebours » la triple barrière de la distance (la mort, l'aliénation, la différence de nature) trouve lui-même (le corps) un autre état qui n'est plus celui de notre monde tri-dimensionnel.
Le corps est limité ici et maintenant dans son spot, dans son lieu, topos (Aristote) : là où je suis, vous en êtes exclu à cause du corps. Dans l'amour, au contraire, là où je suis tu es aussi.
Une fois cette triple barrière franchie à rebours dans le Christ si le corps récupéré, recouvre lui-même une condition qui n'est plus limitée par l'espace et le temps, je peux parfaitement comprendre (sans avoir recours à la magie) que le Christ passe à travers les portes fermées. Lorsque le Christ est vu après la résurrection, il s'est fait voir, il a surgi, les autres ne le voyaient pas naturellement. Il se laisse percevoir, le corps étant dans une autre condition, non pas dans un autre lieu ; mais parce qu'il est ressuscité le lieu et le temps ont été consommés, le désir eschatologique de Dieu s'est accompli.
L'Ascension
Dernière marque de ce dessein de Dieu de l'Incarnation Christique : l'Incarnation dans l'expérience spirituelle chrétienne est inséparable de ce qu'on appelle Ascension (Là aussi il y a imageries). On pourrait prêter attention à la lecture de l'hymnographie le jour de la fête de l'Ascension dans les églises orientales. L'Ascension dans le récit évangélique a eu lieu 40 jours après Pâques. Le 40 c'est traditionnellement le nombre de l'attente accomplie
40 = 4 x 10, et 10 = 1 + 2 + 3 + 4
Le 4 représente la plénitude cosmique : il y a quatre éléments, quatre points cardinaux, la Jérusalem céleste est de forme carrée, le cosmos achevé. Le 10 est la potentialisation du 4 par addition (Pythagore).
Toutes les attentes, les révélations de Dieu, les théophanies ont lieu au terme d'une quarantaine de jours de préparation et d'attente (la Loi sur le Sinaï, le Christ au désert, l'Exode). C'est le temps où l'attente cosmique ou humaine s'accomplit par une Théophanie, une manifestation de Dieu. Au terme d'une préparation du Désir par l'accueil, le Divin se manifeste.
L'Ascension est un retournement radical, ce n'est pas cette fois-ci que Dieu se présente à l'homme, comme dans les autres théophanies au bout de 40 jours, mais c'est l'homme qui se révèle à Dieu puisque c'est lui qui, selon la terminologie christique, monte aux Cieux. C'est lui qui assume jusqu'à sa corporéité ressuscitée. Cette corporéité de l'Homme universel ressuscité est réinstaurée en Dieu lui-même. C'est une théophanie « à l'envers », ce n'est plus Dieu qui se révèle à l'homme, c'est l'homme qui se révèle à Dieu dans son intimité. Apocalypse 5, 6 : « J'ai vu un agneau debout (ressuscité), mais immolé ». Cela veut dire que désormais toute souffrance, passion, angoisse, folie, tout geste humain résonne. Le Christ assume la condition humaine dans sa corporéité même. Il n'y a pas de véritable condition humaine sans la corporéité et celle-ci est transfigurée, assumée en Dieu, elle a un sens désormais pour Dieu lui-même. La radicalité se retrouve avec la prise en charge de toute la Création.
Cours mercredi 10 mai 1978
La Révélation (suite)
Le livre
La fonction du livre dans la révélation christique est à nuancer très fortement par rapport à la place et à la fonction du livre dans d'autres contextes et dans d'autres traditions, partant dans leurs autres modèles de révélations.
Car la révélation s'épuise, en quelque sorte, non plus dans un texte, mais dans un être incarné qui s'appelle Jésus-Christ et qui est le Logos de Dieu.
A tel point que dans cette perspective christique l'ensemble de ce qu'on pourrait appeler Écritures (y compris la première inscription cosmique des signes de la création) se rattache à ce lieu essentiel qui est l'incarnation de la Parole en la personne de Jésus-Christ et qui comme telle constitue la référence de tous les autres cercles concentriques des Écritures, depuis l'Écriture cosmique, le Livre du Monde, jusqu'aux Livres prophétiques.
Le Christ est là en surgissant avant sa manifestation incarnée à l'intérieur de cette béance, de cette ouverture en Dieu, selon la perspective johannique, à tel point que saint Jean précise que personne n'a jamais vu Dieu et que le Christ en est l'exégète, il vient de Son sein. Ce n'est pas le Christ qui est subordonné à Un Livre, faut-il le livre saint pour la tradition chrétienne, mais c'est juste le contraire.
Melchisédech
Parmi les plus énigmatiques et les moins étudiés des domaines, à l'intérieur de l'histoire, il y a un lieu où la personne de Jésus-Christ se dévoile à nous d'une façon inattendue. On présente le Christ par référence à un personnage difficilement situable qui s'appelle Melchisédech.
a) L'épître aux Hébreux attribuée à saint Paul est un des premiers lieux de la tradition chrétienne qui met en relation le Christ avec ce personnage énigmatique. Jusqu'à nos jours cette épître nous met devant une sorte de méthode en acte de l'exégèse, de l'herméneutique proprement spirituelle, mystique, symbolique aussi, qui pourrait constituer pour nous une sorte de modèle personnel afin de comprendre, de scruter, d'étudier, d'entrer dans l'intériorité de sens d'autres textes ; tout comme l'épître aux Hébreux le fait à propos de la relation Melchisédech-Jésus-Christ.
Ce personnage de Melchisédech surgit très tôt, si l'on peut dire, dans la structure de la tradition biblique, non pas chronologiquement. Il surgit presque tout à fait au début sous la forme énigmatique d'une figure, nantie à la fois d'une fonction et d'un pouvoir : il se tient à côté d'Abraham au moment où celui-ci démarre sa longue itinérance qui intéresse les trois religions qui s'y réfèrent : les traditions hébraïque, chrétienne, islamique.
Après la vocation d'Abraham dans Genèse 12, Melchisédech est cité comme étant roi de Salem qui « apporta du pain et du vin, il était prêtre du Dieu très haut. Il prononça cette bénédiction : Béni soit Abraham par le Dieu Très haut qui créa Ciel et Terre et béni soit le Dieu très Haut qui a livré les ennemis entre les mains et Abraham lui donna la dîme de tout » (Genèse 14,18-20).
C'est la seule incision de ce personnage, Melchisédech, dans toute l'histoire de l'Ancien Testament. Il y a une autre référence dans les psaumes de David mais elle n'ajoute rien à ce récit et se réduit exclusivement à ces mêmes phrases (Ps. 110,4). On dirait qu'il y a là comme une sorte de rupture de niveau. L'Histoire se déroule donc sur la plaine : il y a le roi de Sodome, la tribu abrahamique et, soudainement, sans aucune transition, surgit un personnage tout campé, tout fait, qui n'a presque pas besoin de se justifier lui-même ou de se présenter à la manière dont Abraham lui- même a été présenté par le récit biblique. Melchisédech fait une apparition comme venant littéralement d'un ailleurs ; un ailleurs du récit et peut-être même un ailleurs du rêve, nous nous le demandons. De plus, il surgit à un moment où Abraham est investi de cette vocation nouvelle ; c'est lui la clé de Dieu, il renverse soudainement les modèles religieux ou historiques jusque-là en usage, dans sa tribu, dans toute la région, peut-être dans toute l'histoire de l'humanité, en se lançant vers ce qui est proprement une aventure dans le temps.
Voilà donc la première justification de notre intérêt dans le récit de Melchisédech. Il se tient au lieu des origines. Si je parle d'Abraham ce qui m'intéresse en lui ce n'est pas sa personnalité antérieure mais cette fonction nouvelle qu'il reçoit par l'appel de Dieu. Mais voici que quelqu'un surgit à côté de lui, venant apparemment de nulle part, puisqu'il n'y a aucune autre indication pour le situer, se réclamant de Dieu et même se prévalant, sans aucune autorité explicite, d'une condition supérieure à celle d'Abraham lui-même. Donc, Melchisédech est un personnage qui se tient aux origines du dessein de Dieu, aux origines de la tradition et de la Révélation abrahamique. Cela suffirait pour nous obliger d'y réfléchir à l'intérieur de notre quête.
b) Une fois son apparition accomplie à l'intérieur d'un scénario qui le situe donc comme supérieur à Abraham, il disparaît. Il est suspendu ; on ne lui trouve plus de trace. Il relève d'une position transcendante par rapport à l'histoire sainte qui, désormais, continue son cheminement de généalogie en généalogie, d'évènements en évènements, de récits en récits. Abraham a engendré, etc. Melchisédech n'est pas, disait-on, impliqué par l'histoire, par le déroulement de l'histoire, fût-elle l'histoire sainte. Il n'est pas impliqué en tant que personnage historique, engendrant, ayant des rôles à jouer, ainsi de suite.
c) A l'autre bout de l'histoire sainte, lors de cet accomplissement de la Parole en la personne de Jésus-Christ, soudainement Melchisédech réapparaît, comme une référence capitale qui se trouve mentionnée dans l'épître aux Hébreux, ch. 7. Après avoir donné un enseignement, l'auteur de cette épître (ch. 5) dit : « nous avons à ce sujet beaucoup de choses à dire et des choses difficiles à expliquer parce que vous êtres devenus lents à comprendre » (Hébreux 5,11).
Il s'agit donc de toute évidence d'un enseignement pas tellement aisé à situer, peut-être quelque peu plus intérieur que le discours commun, même s'il porte sur Dieu. C'est l'application herméneutique que fait l'auteur de l'épître aux Hébreux, et là nous entrons de l'intérieur dans le mécanisme et le déroulement de la compréhension d'un texte sacré, donc dans ce type d'exégèse spirituelle : comment comprendre l'intimité d'un texte par-delà les paroles ?
Épître aux Hébreux, ch. 6, v. 19 (l'espérance) : « Pour saisir fortement l'espérance qui nous est offerte, en elle nous avons comme une ancre de notre âme, sûre autant que solide et pénétrant par-delà le voile, là où est entré pour nous en précurseur, Jésus, devenu pour l'éternité grand prêtre, selon l'ordre de Melchisédech ». « En effet, ce Melchisédech, roi de Salem, prêtre du Dieu très Haut qui se porta à la rencontre d'Abraham s'en retournant après la défaite des rois et qui le bénit, à qui aussi Abraham attribua la dîme de tout, dont on interprète d'abord le nom comme roi de justice et qui est aussi roi de Salem, c'est-à-dire, roi de paix, qui est sans père, sans mère, sans généalogie, dont les jours n'ont pas de commencement et dont la vie n'a pas de fin, qui est assimilé au Fils de Dieu, ce Melchisédech demeure prêtre pour l'Éternité ». Considérez, donc, comme il est grand celui à qui Abraham donna aussi la dîme du meilleur butin. Et, à la vérité, ceux des fils de Lévi qui reçoivent la prêtrise ont ordre selon la Loi de lever la dîme sur le peuple, c'est-à-dire sur leurs frères qui sont pourtant eux aussi sortis des reins d'Abraham. Mais celui qui n'était pas de leur lignée a levé la dîme sur Abraham et il a béni le détenteur des promesses. Or, sans aucun doute, c'est l'inférieur qui est béni par le supérieur. De plus ici ce sont des hommes mortels qui perçoivent les dîmes, mais là c'est celui dont on atteste qu'il vit. Enfin, c'est Lévi lui-même, lui qui perçoit la dîme, qui se trouve l'avoir payée en la personne d'Abraham car il était encore préfiguré en son aïeul (Abraham) lorsque Melchisédech se porta à sa rencontre. « Si donc la perfection était réalisée par le sacerdoce lévitique (car sur lui repose la Loi donnée au peuple) quel besoin y a-t-il encore que se présenta un autre prêtre selon l'ordre de Melchisédech et qu'il ne fut pas dit selon l'ordre d'Aaron » (Hébreux 6, 19 - 7, 11).
Universalité du Christ
Par cette référence à Melchisédech, la révélation christique s'ouvre à un horizon d'universalité au-delà des limites de la tradition historiquement définie du peuple hébraïque.
Le statut donc du Christ serait d'abord dans l'intimité de Dieu en tant que Logos. Il a pris chair au plus concret de l'histoire, la condition humaine (prenant chair de la Vierge Marie à Bethléem) donc à l'intérieur d'une époque et d'un contexte humain déterminés qui est celui du peuple hébraïque.
Et voici que surgit toujours à l'intérieur de l'histoire un autre niveau, une autre ouverture de sens pour ce qui est de la révélation christique, pour ce qui est de la condition du Christ lui-même, qui cette fois-ci dépasse la référence historiquement toujours valable et correcte du peuple hébraïque pour se situer selon l'ordre de Melchisédech.
Nous ne pouvons pas comprendre, surtout spirituellement, la véritable signification de Jésus-Christ sans tenir compte de ces trois niveaux de sens et de répartition de sens. Celui-ci est le plus énigmatique : tout d'abord Melchisédech c'est un personnage qui lui-même est : insituable, à tel point qu'on s'est demandé et on se demande toujours s'il se rapporte à une figure historique parmi les nombreuses autres figures qui pullulaient à ce temps des origines dans les parages, ou s'il est tout simplement l'incarnation d'un symbole.
Par son nom et par toute cette mise en scène qui nous est présentée par le seul passage où il apparaît effectivement, Melchisédech est nommé et divulgué en tant que Roi de Salem, prêtre du Dieu Très Haut qui alla au-devant d'Abraham.
Le terme Melchisédech : melek = roi, sadek = justice (de Dieu qui est une harmonie convergente de la pluralité du réel, il y a justice lorsque toutes les parties aussi différentes soient-elles d'un tout organique se tiennent, ensemble sans se perturber et sans être subordonnées ou lésées dans leur droit propre. La justice ici se réfère à l'être fondamental vu par Dieu et soutenu par Dieu. Un des noms de Dieu : « le Juste ».
Donc, Melchisédech est « roi de la justice », mais il est également roi de Salem.
Salem, ce n'était certainement pas encore la ville de Jérusalem, il n'y avait même pas à l'époque l'édification du premier « settlement », de la première installation, de la première colonie de peuplement. Elle a été réalisée un peu plus tard à l'endroit où se trouve aujourd'hui Jérusalem par une peuplade cananéenne appelée les Jébusites, elle s'appelait Jébus, longtemps avant d'être appelée Jérusalem. Donc, Salem ne se réfère pas à l'endroit géographique et urbain de la Jérusalem d' aujourd'hui, mais se réfère à un autre attribut de Dieu : roi de paix.
« Et Melchisédech, roi de Salem fit apporter du pain et du vin », c'est la première dénotation de la fonction du roi de justice et de paix. Il y a ici une préfiguration, au moins, du Sacrifice eucharistique, le pain et le vin, qui n'est lui-même que l'expression du véritable Sacerdoce du Christ qui a été le sacrifice de son propre Corps.
En soi, au moment où on ne parlait absolument pas d'un culte, nulle part ailleurs, qui puisse évoquer une quelconque forme de sacrifice liturgique, voilà quelqu'un qui connaissait la valeur symbolique du Pain et du Vin ; du Pain en tant que Communion, donc en tant qu’acte de Paix : en participant au pain j'entre en Communion, donc en fraternité d'existence avec celui avec qui j'ai rompu le Pain.
Le vin en hébreu s'appelle yayin qui a comme valeur numérique 70 et cette valeur numérique est celle qui indique également la valeur numérique du mot sōd qui veut dire « mystère ». Le mystère et le vin sont intervertibles, il faut déchiffrer. Les lettres sémitiques peuvent être déchiffrées en tant que lettres, système phonétique, ou encore en tant que chiffres, puisque chaque lettre a une valeur numérique. Pour « traquer à la lettre » le sens d'un mot dont je n'arrive pas à comprendre immédiatement toute la richesse de contenu. Je prends son équivalent numérique. Le vin est le mot mystère, ils ont la même valeur numérique, 70.
C'est à ce moment-là qu’il nous est dit : « Il était prêtre du Dieu Très Haut » (‘Elyōn) alors que le Dieu d'Abraham s'était présenté tout au début pour lui comme Ēl-Šaddai, le Dieu tout Puissant. Tandis que le Dieu d'Abraham qui se révèle maintenant, une fois le Pain et le Vin apportés, à l'heure où le mystère s'accomplit, se présente comme le Dieu Très Haut, « Il était prêtre du Dieu très Haut ». On se trouve ici, non pas devant une concurrence de deux Dieux, mais comme devant une révélation d'un autre nom, d'un autre aspect ou d'un autre niveau du même Dieu. Et Melchisédech était ici dépositaire d'un autre mystère de ce Dieu d'Abraham que celui-ci avait reçu en tant que Ēl-Šaddai. L'équivalent numérique de ‘Elyōn est le même que celui d'Emmanuel qui est l'appellation présentée par l'Ange lors de l'annonce de l'Incarnation.
Dans ce contexte donc, on pourrait rappeler que cette préfiguration du sacrifice liturgique qui se fait ici, se fait à une sorte de hauteur universelle. C'est avant donc la réalisation du dessein de Dieu en Abraham que Melchisédech semble être au-delà et s'il utilise le Pain et le Vin, le pain en tant que figuration de cette communion universelle et le vin en tant que révélation du mystère, on ne peut pas s'empêcher de se souvenir, toujours dans cette perspective de références comparées, combien par exemple dans la tradition soufi le vin est le symbole, précisément, de la connaissance intime, ésotérique, spirituelle, extatique qui n'est pas permise au vulgaire, à tout le monde.
Dans un de ses livres, Mouhi el Din Ibn Arabi, donne une interprétation des 4 fleuves du Paradis (Sourate 47 du Coran) un fleuve de vin, un fleuve d'eau, un fleuve de lait et un fleuve de miel. Il avait identifié dans ces quatre fleuves les symboles de certaines étapes de la science spirituelle : Al-‘ilm al-’ahmar est symbolisé par le Vin ; la science absolue, al-‘ilm al-mutlaq, est symbolisée par l'eau ; la science de al-sharī‘a span> est symbolisée par le lait et, enfin, la science des normes sapientielles, de la Sagesse, ‘ilm al-nawās, est symbolisée par le miel.
Le Coran ne fait ici que reprendre la tradition primordiale des quatre fleuves du Paradis qui figurent dans le récit de la Genèse, et qui circonscrit le mot Paradis : PRDS (PaRDes). On pourrait citer ici des grands mystiques cabalistes qui donnent aussi une interprétation : le P c'est le Peșat, c'est la science de l'interprétation immédiate de l'Écriture ; le R c'est le Remes, qui est l'exégèse par allusion; le D c'est le Deraș, qui est l'interprétation doctrinale, et le S c'est le Sōd, qui est le mystère.
Sur le plan historique, voilà donc que le Christ ne se laisse pas réduire à sa simple insertion dans la tradition hébraïque circonscrite par la loi de Moïse et par le sacerdoce lévitique et II ne peut pas être expliqué uniquement par cette généalogie abrahamique. Il se réfère à quelqu'un qui transcende Abraham lui-même et qui est ce mystérieux Melchisédech.
Il n'y a dans la tradition chrétienne que quelques références à des personnages qui transcendent le développement historique ou le développement institutionnel d'une religion pour dépendre, en quelque sorte, directement de Dieu. Il y a Melchisédech, il y a également Elie qui, dit le récit évangélique, a disparu, a été enlevé sans être mort. Il devrait revenir à la fin des Temps, en tant que témoin du second avènement du Christ. Il y a également, mais là la question est encore plus mystérieuse, saint Jean l'Évangéliste dont on dit qu'il n'a peut-être pas été exécuté. C'est une façon symbolique où, encore une fois, le langage doit être « crucifié », dépassé.
Or, Melchisédech et Elie se retrouvent ensemble dans la tradition spirituelle musulmane sous la figure de ce mystérieux Al-Khadir ou Al-Khidr (le Verdoyant). Celui-ci fait son apparition dans la Sourate de la Grotte (18, 58-82) dans un passage extrêmement puissant où il se tient là (presque comme Melchisédech, et d'ailleurs assimilé à lui) comme un personnage auprès de qui Moïse vient pour se laisser instruire dans la Science très difficile de la prédestination, du dessein de Dieu. Moïse qui est le législateur, l'ancêtre, celui qui reprend la tradition abrahamique pour son peuple vient auprès de Al-Khadir (le pauvre) pour se laisser instruire dans cet obscur mystère de la prédestination. Il est à ce point de vue un pôle, un qutb, autrement dit un personnage qui n'est pas historique en lui-même, qui ne se laisse pas épuiser par une époque historique mais qui peut surgir en tant que fonction et non pas en tant que le même personnage, à de différentes époques afin de donner à ceux qui ont une responsabilité spirituelle ou religieuse une sorte d'investiture comme Melchisédech donnait à Abraham. Mais en eux-mêmes ces personnages sont au-delà, sans père, sans mère (comme dit l'Épître aux Hébreux), sans commencement, sans fin, sans généalogie, ils demeurent « in aeternum », éternellement. A ce point de vue, Melchisédech est également identifié avec Elie (Massignon, Études Carmélitaines).
Dans la tradition hébraïque, Elie est celui qui est attendu en tant que précurseur de la Fin, de la dernière manifestation de Dieu. C'est pour cela lorsque la foule interroge le Christ : est-ce que Elie ne doit pas venir auparavant ? le Christ répond : En vérité, Elie est déjà venu mais les gens ne l'ont pas reconnu. Ce n'est pas que Elie serait revenu lui-même, mais la fonction d'Elie. Au moment où II est Crucifié, il appelle Elie puisqu'on attendait la Fin. Dans la représentation de la Transfiguration, dans le récit ou dans une icône orientale, le Christ se tient au centre, les disciples (qui relèvent encore de l'ordre historique dont nous parlions) se tiennent en bas ; à sa droite et à sa gauche se tiennent Elie et Moïse. C'est la révélation de la véritable identité du Christ : ils l'ont vu, non pas tel qu'ils le voyaient tous les jours, mais tel qu'Il était. A côté de Lui se tenaient Moïse et Elie. Autrement dit, ils venaient recevoir là-bas l'hommage et la reconnaissance de cet ordre trans-historique qui ne relève pas tellement des institutions de la Loi, ou des institutions historiques et sociales quelles qu'elles soient, mais de l'économie prophétique et eschatologique qui est celle d'Elie puisque Elie doit venir avant la Fin et de Moïse qui était le grand législateur à l'intérieur de la tradition abrahamique, avant Jésus-Christ, et le témoin, celui qui avait contribué à la compilation du Livre de la « TORA », de la Loi.
Les deux ordres se tiennent à côté de ce même Jésus-Christ au moment où il révèle sa véritable identité de l'au-delà de l'histoire. Mais à l'intérieur de l'histoire, il y a un moment où nous reconnaissons dans le Christ qu'il est prêtre non pas selon un ordre historique, non pas seulement selon un ordre religieux, mais il est prêtre selon l'ordre de Melchisédech autrement dit, dans une sorte d'ouverture universelle où viennent confluer les témoignages, les références, l'attente de cet ordre trans-historique de l'Esprit et non pas celui qui s'inscrit uniquement dans une religion institutionnellement délimitée et démarquée.
Cours mercredi 17 mai 1978
La Révélation christique (suite)
Le Christ dans sa présence et dans son dessein historique même, en tant que Logos de Dieu, dépasse le lieu même de son inscription qui est celui du milieu hébraïque.
L'Esprit Saint
Il y a une sorte de lieu et de nom qui scellent la plénitude et la signification intime de la révélation christique et c'est là peut-être que le modèle christique de la révélation atteint sa spécificité la plus intime et certainement son lieu de gravité et d'ampleur totales et cet élément est traditionnellement appelé : l'Esprit Saint.
Rappelons que nous ne faisons pas ici un cours de théologie mais une recherche sur l'expérience spirituelle, ce qui exige une approche et une terminologie propres par rapport à celles de la théologie, d'une part, d'autre part nous nous employons surtout à parachever, à faire comprendre, autant que possible, dans toutes ses dimensions la notion ou le modèle christique de révélation. Or, d'abord, pour des raisons de connaissance objective, on ne peut pas saisir la révélation du Christ si on ne la réfère pas à cette autre catégorie, mystérieuse, qui s'appelle l'Esprit Saint.
Le lieu
Prenons le chemin le plus immédiatement accessible : celui où le Christ lui-même est en train de consommer son itinéraire terrestre, son dessein.
La descente du Logos en la personne du Christ, nous l'avons vu, était déjà un élément de densité suprême. Puisque, cette fois-ci, ce n'était pas une communication entre le divin et l'humain (comme présuppose toute Révélation), mais le Christ est le lieu lui-même où le Logos se fait Chair.
Retenons ce simple vocable de Dieu, car à force de parcourir l'ensemble de l'expérience spirituelle on s'aperçoit d'une curieuse situation : le divin peut être une sorte de perception immédiate, mais très vague, très générale, chacun a peut-être son dieu, qui se référé d'une façon ou d'autre au divin dans l'ensemble ; mais tôt ou tard, il y a comme une sorte de propulsion interne au divin, intimement caractéristique de la façon d'agir du Divin pour se concentrer, pour toucher un centre, pour se rendre de cette façon-ci plus dense et donc plus accessible à Son interlocuteur humain qui est le partenaire dans sa Révélation. Donc il y a comme une sorte de convergence de tous côtés dans la réalisation du divin, vers un Lieu, un Centre. Ce Lieu-là, c'est un maximum de présence de ce processus de révélation.
Contraction et expansion
Mais ceci ne s'arrête pas là, nous prenons encore une fois, l'approche phénoménologique. Ce Centre lui-même une fois constitué (une fois manifesté, une fois en instance de révélation, de dévoilement) a tendance à l'expansion, à s'étendre, à s'épancher, à se déployer pour embrasser, pour épouser le plus vaste domaine possible du réel. Il y a donc comme un double mouvement inséparable : un mouvement de concentration et un mouvement d'expansion. Nous avons déjà évoqué ici l'Esprit en méthodologie de sciences religieuses, ce qu'on appelle l'Esprit de Dieu ou l'Esprit Saint. Cet agir divin a été souvent décrit dans beaucoup de traditions religieuses, pour n'en nommer que celle qui nous concerne de plus près, relevant de la lignée d'Abraham : dans la Tradition hébraïque, par exemple, cette fameuse cabale nommée Shim-Shum, ou façon d'agir de Dieu par contraction et par expansion : « Dieu a créé le Monde comme la mer crée les rivages, en se retirant ». C'est plus qu'une métaphore, c'est bien sûr l'éveil, en beauté de langue et de paroles, d'une vérité mystérieuse, spirituelle, mais c'est effectivement peut-être la définition la plus englobante de ce que nous appelons la création.
A un moment donné, il y a de la part de Dieu un mouvement de Contraction. Il se retire pour faire place à ce qui n'est pas lui-même. Or, ce mouvement de concentration peut continuer jusqu'à ce qu'il se concentre, qu'il trouve un Lieu où il est lui-même le plus densément représenté. Cependant, cela ne suffit pas. Dans la tradition comme chrétienne, la personne de Jésus-Christ, est considérée ce lieu de Dieu, ce lieu d'extrême Présence, d'extrême densité où Dieu est devenu présent, où Il s'est versé en quelque sorte (Dieu qui s'anéantit Soi-même, dit saint Paul).
Mais Dieu ne peut pas se maintenir dans un seul lieu à l'intérieur de l'histoire, ne fut-ce que par Son dessein lui-même qui est celui d'embrasser à partir de ce point de vue, de répéter Son don créateur, pour le rendre accessible au plus grand nombre. D'où, après cette concentration de Dieu, il faut en prévoir, normalement, une expansion, d'après une sorte de logique qui n'est pas forcément humaine.
Si on se mettait à faire des relations, des corrélations, dans d'autres traditions spirituelles, on trouve par exemple celle qui dit que « Dieu agit comme un cœur qui bat », Il a les pulsations (en médecine : systole et diastole, il n'y aurait pas de vie dans le corps si le sang n'était pas ramassé au cœur par ces deux mouvements du cœur qui bat).
Les alchimistes se référaient à une tradition arabe ou musulmane, « Al chimie » veut dire humus : terre noire, sédiment germinal, spirituel, de la création, terre originelle, d'où l'alchimie. En alchimie on parle de coagulation (concentration et dissolution).
Nous sommes ici tout près apparemment du point où Dieu nous livre un message extrêmement intime et qui est peut-être le cœur même de la révélation. Dieu se donne dans la création, Il se retire pour faire place à ce qui n'est pas Lui-même ; faire place non pas dans l’espace, mais dans l'Être.
De plus, Dieu n'a pas cessé de se donner, de se chercher un Lieu de Révélation encore plus accentué, d'où les modèles de révélation déjà vus : cosmique, prophétique, les avatāra.
Donc, selon la tradition chrétienne (et nous pouvons associer en science des religions la tradition musulmane qui a saisi le lieu de Dieu en Jésus-Christ, Sourate 53), ce Lieu de Dieu est Jésus-Christ, c'est un lieu bien implanté dans l'histoire, il était homme, alors que dans notre perception et dans notre imaginaire immédiat, quand on dit Dieu, on dit immédiatement ce qui n'est pas humain, il y a ici un renversement. Il s'est marqué un lieu par excellence, pas dans le temps mais dans l'être humain ; est-ce que ce processus d'expansion et de concentration de Dieu est fini ?
Avec Jésus-Christ nous tenons un lieu très précis, on se réfère aux romains, aux juifs (dépositaires et maîtres). Vu de l'intérieur de notre approche, en termes d'expérience spirituelle, nous nous trouvons devant un nouveau départ, devant une nouvelle expansion. Nous avons déjà parlé de cette béance, du pros ton theon, cette déchirure en Dieu par rapport au monolithisme qu'on était censé lui apporter immédiatement ; un trop-plein de Dieu où il y a comme une déchirure mystérieuse.
Après ce nouveau don de Dieu, appelé l'incarnation, nous sommes de nouveau comme devant une sorte de lieu assuré historiquement et spirituellement : quelqu'un se présente devant nous pour dévoiler avec sa propre personne et son propre dessein la personne et le dessein de Dieu lui-même, en disant qu'il en est la Parole. Est-ce tout ? Apparemment non : Dieu ne peut pas s'empêcher de reprendre ce mouvement de don de soi jusqu'à l'extrême.
On dirait qu’on n'a rien donné de soi tant qu'on n'a pas tout donné. En quelque sorte, pour se maintenir, il faut se perdre. Pour assurer sa propre vérité, sa propre identité, sa propre part d'être (au niveau de Dieu), il faut aller jusqu'au bout de ce don de Soi, de ce mouvement d'expansion à l'extrême.
Car après l'Incarnation, un autre problème surgit immédiatement : le Christ est historiquement présent quel serait son destin ? même ressuscité, monté au Ciel, limité à sa propre personne, Il constituerait un lieu où Dieu signale son dessein, sa présence et son intention de Révélation. Il peut constituer, et il l'est, une référence historique en tant que personnage localisé dans le temps et donc pris dans le flux du temps et, à un moment donné, pris dans ce temps qui passe en tant que personnage du Passé. Donc je dois me référer à Lui (moi éventuellement admirateur, héritier, partisan du Christ...) à un moment donné en tant que personnage d'un passé historique avec qui je communique à la manière de toute communication historique à travers une transmission doctrinale (Socrate, Confucius, Bouddha, Staline...).
Or, à ce moment-là, ne nous trouverions-nous pas devant une sorte d'obstacle dans notre relation avec Dieu à travers le Christ : dire : il y a eu ce lieu-là, la Révélation dans le Christ a été donnée une fois pour toute, Je dois me diriger désormais vers une autre attente et vers une autre relation avec Dieu. Le Christ lui-même est un personnage parfaitement historique, parfaitement investi par Dieu, mais limité, délimité, pris dans le flux temporel, Dieu ne va pas tout donner en lui.
Et c'est à ce moment-là que le Christ lui-même nous présente une nouvelle béance.
a) Le Christ au moment même où il était sur le point d'achever son parcours, son destin terrestre, soudainement ouvre un horizon au-delà de lui-même. Il se présente en tant que précurseur de l'Esprit Saint. Il nous fait comprendre deux choses extrêmement vitales, elle se trouvent dans ses paroles ! « Il vaut mieux pour vous que je m'en aille », a-t-il dit à ses disciples. Ce n'était pas seulement par une sorte de nécessité purement intra-historique de son œuvre ; il y a là une nuance de passage du bien au mieux. Donc la nécessité de son départ ne revient pas uniquement à une sorte de fin de travail. Il voulait dire : si je ne m'en vais pas, l'Esprit de Vérité, l'Esprit que le Père envoie, n'arrivera pas, ne viendra pas. Le Christ se manifeste donc comme précurseur de l'Esprit. Il est venu pour accomplir en lui-même tout son dessein mais aussi pour ouvrir la voie à un autre envoyé, l'Esprit Saint.
Ensuite, lui-même, en tant que lieu historique de la Révélation de Dieu avait parcouru et réalisé tout ce qu'il s'était proposé à l'intérieur de l'histoire immédiate, avec cette possibilité de continuer lui-même après son départ à travers un message, que ce soit un message écrit, que ce soit un message transmis par une lignée. On aurait pu continuer sa présence à travers un livre ou à travers un message transmis de génération en génération.
Or, c'est la Personne du Christ qui est la Révélation, ce n'est pas le Livre.
Si on avait maintenu le Christ uniquement à l'intérieur de sa dimension historique (religieuse, mais historique), on aurait risqué de faire de lui une sorte de grand chef religieux ou une sorte de personnage relevant d'un poids historique dont les partisans devaient assurer, en termes d'actions historiques, la gloire. Il dit à l'aube des Pâques : « Ne me retiens pas, car je ne suis pas encore monté vers mon père » (saint Jean). Nous nous retrouvons devant une expression paradoxale : pour retenir le Christ il faut le laisser d'abord prendre le détour de l'au-delà de l'histoire. Donc, il est impossible de le retenir en tant que présence historique. Pour le retrouver il faut lui accorder cette échappée de nouveau dans l'invisible de l'au-delà de l'histoire.
b) Si le Christ est précurseur de l'Esprit, c'est qu'il y a entre eux une sorte de corrélation de destin commun, intimement lié, sans lequel la révélation de Dieu ne serait pas complète. Il faut que ce lieu du Christ se répande, s'épanche, se donne autant que possible. Apparemment le don traditionnel du Christ en tant que fils de Dieu ne suffit pas. Tant qu'Il n'a pas donné l'intimité ultime de Soi, Dieu ne s'est pas encore reposé. Il n'est pas encore satisfait.
Nous sommes à un moment extrêmement significatif en tant que période de civilisation et de cultures où le don ultime de notre vie personnelle visant une intention de gratuité ne passe plus. La vie ne vaut plus en tant que porteuse d'un signe de transcendance. Donc, même le don de la vie personnelle n'est pas encore le dernier don qui puisse passer dans l'intimité immédiate de l'autre.
Ce qu'il y a de plus intime en moi, selon toutes les langues du monde, c'est l'Esprit. Il est ce qui à la fois anime (le Souffle) et ce qui aussi à l'intérieur de la vie marque le lieu de la conscience (« un mot d'esprit » ...). Il est le joint entre vie et conscience. Or, pour donner le Tout, il s'agit de donner son esprit. Je n'ai rien donné tant que mon esprit n'a pas passé en toi.
Il s'agit de faire passer l'Esprit Saint, l'intimité ultime de Dieu, à l'intérieur de l'être humain et de remplir de ce nouvel Esprit un espace de l'être qui était normalement déjà rempli parce qu'on appelle l'esprit animal, naturel. Nous avons tous un esprit immédiat qui dure autant que dure notre présence corporelle. Il s'agit maintenant de faire entrer dans cet espace de l'être humain un autre Esprit qui est l'Esprit de Dieu.
Nous prenons plusieurs textes en tant que référents et c'est ainsi que les témoins du Christ l'on compris : il est précurseur de l'Esprit de Dieu. « L'Esprit n'était pas encore dans le monde parce que le Christ n'avait pas été crucifié, glorifié » (saint Jean). « Je vous ai enseigné beaucoup de choses, mais lorsque l'Esprit de vérité viendra, il vous conduira jusqu'à la Vérité plénière », a dit le Christ. Il y a donc une instance active qui s'appelle Esprit qui, d'une part, doit venir au monde à travers le Christ mais qui ensuite complétera la révélation même de Dieu, cette fois-ci de l'intérieur même de l'homme, en tant que Esprit de Vérité, donc en tant que conscience de Dieu.
c) La liberté. Le passage dans l'homme : comment le Christ libère, apporte au monde cet Esprit ? Il y a là comme un renversement essentiel, une certaine façon de percevoir Dieu, une certaine manière de concevoir et de se représenter Dieu. Dieu est avant tout un Dieu de Liberté, donc un Dieu d'Amour, puisque la liberté a comme moyen d'appel non plus la force mais l'amour. Quand la liberté veut se faire connaître et reconnaître à quelqu'un d'autre elle ne peut pas user d'une force, ce serait alors une sorte de contradiction, de délit de soi.
Comme Dieu de Liberté, Dieu est donc aussi un Dieu d'Amour, il n'y a pas d'autres moyens pour la liberté de se faire reconnaître et admettre que comme message d'amour. Tout simplement cet amour signifie ceci : aimer quelqu'un, c'est reconnaître qu'il existe avec les mêmes droits et de la même façon que moi. Je reconnais, donc je réalise totalement que l'autre existe autant que moi, comme moi, avec les mêmes droits, c'est que j'ai réalisé cet échange : vous et moi, c'est la même chose, tout en étant deux choses différentes.
Quand le Christ vient révéler lui-même cette vérité de Dieu, très logiquement il n'y a qu'une façon de lui répondre : en le crucifiant. D'une façon ou d'une autre, nous continuons à le crucifier dans la mesure où nous n'entrons pas dans cette plénitude de présence et dans cette continuité d'esprit.
On l'a crucifié d'abord parce qu'il venait au titre d'une subversion religieuse à l'égard du tribunal juif et il était aussi coupable d'une subversion politique à l'égard de César. La Croix réunissait le double rejet de la part de l'État romain et de la part de la religion hébraïque pour cette subversion, celle d'une idée de Dieu comme puissance et celle de l'ordre de l'État comme pouvoir. Nietzsche disait : « Jusqu'à la fin des temps, la Croix reste le symbole suprême de l'homme ».
Donc Liberté, intimité, conscience, souffle, vérité = Esprit.
d) La foi. S'il est liberté, l'Esprit est liberté autant du côté de Dieu. Il souffle où il veut, il représente donc ce qu'il y a de plus mystérieux en Dieu. On peut concevoir Dieu en tant que Père, en tant que Créateur. On peut à la rigueur accepter Dieu incarné dans le Christ, on peut se le représenter historiquement, on peut en composer une image satisfaisante, philosophique, morale, ainsi de suite, documents aidants et culture à l'appui. Cependant il y a un lieu en Dieu où la difficulté de son propre mystère est extrême. L'Inconnu en Dieu, ce n'est pas le Père, ce n'est pas le Fils, ce sont encore des références en tant que vocables de notre Langage commun qui nous suggèrent quelque chose. L'Esprit Saint nous ouvre la dernière porte du mystère en Dieu.
Le Christ se présente lui-même comme l'image de Dieu le Père : Celui qui m'a vu de l'intérieur, en communion, en intimité, a vu le Père. Lui-même, le Christ, est révélé uniquement par l'Esprit dans sa Présence au-delà de son aspect historique. Historiquement, je peux le prendre comme Ponce Pilate, comme un grand pontife, comme un grand prêtre de la religion juive, personne ne m'empêche de le situer historiquement.
Cependant, pour le voir dans sa Révélation et dans sa vérité intime, je dois entrer dans son Esprit, je dois communier avec ce même Esprit. Et c'est donc l'Esprit qui me révèle le Christ : c'est ce que nous appelons la Foi. C'est l'adhésion psychologique ou intellectuelle à une vérité. La Foi, en vie religieuse, est référée à cette présence de l'Esprit en nous. Pour savoir ce que c'est que l'Esprit il faut entrer en soi, en cette intimité où une nouvelle origine d'être est déjà présente en nous, apparemment. Donc la Foi marque cette présence de l'Esprit dans l'être.
Le Christ donc me révèle le Père, l'Esprit me révèle le Christ, mais l'Esprit lui-même où se manifeste-t-il? Où puis-je le saisir? On peut trouver la réponse suivante : l'Esprit n'est plus révélé par une autre révélation de Dieu, une autre personne en Dieu ou un autre moment; il peut être perçu : c'est l'image de l'Être, de l'Homme. « Il n'y a plus d'autre personne divine pour nous révéler l'Esprit, Il est révélé par la personne humaine de l'intérieur. Il faut voir l'Esprit sur le visage de n'importe quel être » (Grégoire de Nazianze, IVe siècle). A ce niveau-là il n'y a plus de limites, de restrictions, dans l'Esprit elles sont absolument dépassées.
e) Ouverture de l'Esprit. Si c'est ainsi, dans la tradition chrétienne, c'est que la Révélation christique s'achève avec ce qu'il a fait, ce qu'il a dit, ce qu'il a transmis. La Révélation s'achève mais elle n'est pas close, parce qu'il y a I ‘Esprit de Dieu, la Révélation reste ouverte elle est achevée, mais elle n'est pas fermée, on ne peut pas mettre une clôture à l'Esprit de Dieu.
Dans l'Esprit, la Révélation du Christ s'épanche, s'ouvre et ce qui est très important, elle s'ouvre sur une dimension en soi : l'histoire. Voilà que par l'Esprit, le Christ (qui est historiquement délimité), dans l'Esprit de Dieu qu'il a expiré, n'est plus un personnage historique mais il est cette intimité toujours recommencée. L'histoire elle-même jusqu'à son terme n'échappe pas à Dieu parce qu'elle est un projet de l'homme aussi. Or, l'homme et Dieu désormais ont leur destin indissociablement uni.
C'est peut-être là l'explication d'une chose apparemment négative : comment de l'intérieur de la tradition chrétienne a pu évoluer la laïcité ? La laïcité heurte notre conception de fidélité au Christ. Si je prends pour marquer ma fidélité historique au Christ uniquement un ensemble de comportements, c'est que je ne réalise pas la fidélité dans l'Esprit. Je réalise une fidélité de type institutionnel. Et nous nous retrouvons à notre toute première catégorie de l'hypocrisie : « Il ne suffit pas de dire Seigneur, Seigneur... ».
Dans ce sens-là, la laïcité est une sorte de pari de l'Esprit, je fais confiance non pas à celui qui dit : « je m'en vais » et puis il ne s'en va pas, mais je ne me trouble pas quand quelqu'un dit « je ne veux pas m'en aller » et puis il s'en va librement. La laïcité serait donc, à ce niveau-là, une sorte de phase de l'histoire en tant qu’elle-même comprise dans le dessein de Dieu, où l'intimité d'une présence spirituelle peut dépasser certaines formes de conformisme religieux institué matériellement. « Dieu écrit droit à travers des lignes courbes, brisées » proverbe portugais cité par Claudel dans Le soulier de satin. C'est une source de confiance nouvelle qu'on fait et c'est quasi nécessairement de l'intérieur de la Tradition chrétienne que l'on pourrait l'analyser. Spirituellement pour quelqu'un qui est dans l'esprit, il ne doit pas avoir peur. « On ne peut plus avoir peur quand on aime », dit saint Jean. Le véritable amour bannit la crainte. Celui qui aime, ne peut plus avoir peur de la présence d'autrui. Ce qui me fait peur, c'est la présence d'autrui, je ne l'accepte pas parce que j'ai peur qu'il ne m'accepte pas ; mais si je suis dans l'esprit la présence d'autrui ne me fait plus peur, même si elle est non conforme à un certain « pattern », à un certain cliché.
f) La Pentecôte. Dans la tradition chrétienne, cet Esprit que le Christ expire, est promis comme un nouveau lieu où lui-même se rendra présent à nouveau. Il dit : je m'en vais mais je reviendrai sous la forme de l'Esprit.
L'émetteur sémantique selon le message du texte évangélique, c'est la Pentecôte, la descente de l'Esprit Saint qui devient le nouveau lien intime de ce qu'on appelle Église et puis qui fait émerger les diocèses (diocèse veut dire préfecture, au temps de l'Empire romain, puis de Napoléon).
3. Itinérance
Lorsque la Pentecôte vient, le premier résultat de cette venue de l'Esprit, c'est la rupture, l'itinérance. Jusque-là, les disciples avaient été conviés par le Christ pour rester au Centre, à Jérusalem et Jérusalem était symboliquement un centre éminent de la Révélation. L'Esprit vient et les propulse une fois de plus, pas seulement jusqu'au bout du monde géographique, ni même jusqu'au bout de l'Histoire mais jusqu'au terme sans fin de cette expérience de Dieu. Et c'est là que surgit la nouvelle condition de ceux qu'on appelle chrétiens, de ce qu'on appelle expérience spirituelle vécue dans l'Esprit où il n'y a plus de cité stable. « Nous n'avons plus de cités stables », dit saint Paul. Et on retrouve une tout autre situation du point de vue religieux ; il n'y a que l'Islam qui, plus tard, ait repris aussi cette tradition. « L'Islam est né dans le désert et finira au désert » (hadīth).
Dans cette perspective de l'Esprit, lorsque le Christ se fait reconnaître, il ne veut pas se laisser retenir, immobiliser par Marie-Madeleine. Sur la route d'Emmaüs il est itinérant ; il explique en marchant, il n'est pas reconnu. Il sera reconnu à ce signe de Melchisédech : la fraction du pain qui est l'universalité. Les disciples ne l'ont pas reconnu dans ses paroles lorsqu'il parlait : « leur cœur brûlait », il y avait l'attente mais la reconnaissance du mystère ne se fait qu'à ce signe le plus universel : le pain qui signifie le corps brisé, déchiré.
Et les disciples lui disent : « Toi, tu es le seul étranger à Jérusalem ? ». Le voici lui-même ressuscité, lui-même présent donc dans l'Esprit, désormais il n'est plus approuvé dans une cité. Il est désormais étranger sur la terre mais non pas étranger à la terre. Un sédentaire veut être stable sur la terre, il veut s'installer, s'enraciner. Mais, par contre, il ignore la profondeur de la terre. Tandis qu'un nomade, un itinérant est étranger sur la terre, il n'est pas retenu, il n'a pas de références. Etant étranger partout, il est toujours en disposition d'hospitalité, d'accueil et de rencontres.
Pour un étranger absolu, il n'y a plus d'étranger. Il y a un étranger pour le sédentaire : il vient de telle rue que vient-il faire dans ma rue, dans ma ville...?
La Révélation accomplie explose, s'ouvre sur la Pentecôte, sur cette ouverture sans fin, sur cette itinérance qui ne s'arrête plus, qui ne se sédentarise plus. Et désormais, si jusqu'ici nous avons vu le Christ lui-même en tant que « la Porte » : « Je suis la Porte » voici l'autre référence : « Je suis la voie ». On ne peut le surprendre, l'approcher et le comprendre qu'en état d'itinérance, dans l'expansion de l'Esprit.
Cours mercredi, 24 mai 1978
La Parole inspirée du Christ ressuscité
Après l'Incarnation du Logos, nous avons atteint l'ultime moment de la Révélation qui était le don de l'Esprit ; de l'intérieur donc de cette Révélation qui s'accomplissait sans se fermer, l'Esprit marquait lui-même un nouveau commencement. Par la référence néo-testamentaire, nous l'avons vu, la Parole elle-même se devait d'être scellée par l'Esprit. C'est plus qu'une analogie, c'est une sorte de compréhension structurale de la donnée fondamentale de la Parole au niveau même de la parole articulée de l'être humain. Il n'y a pas de parole là où il n'y a pas d'Esprit dans le double sens du terme : souffle et intériorité qui se communique par la Parole. A plus forte raison avons-nous vu la Parole du Christ telle qu'elle se présente elle-même : Le Christ se présente en tant que Logos de Dieu. Or, ce Logos a comme correspondant dans l'Esprit, l'Esprit de Dieu, tout comme l'homme a son propre esprit qui fait parler la Parole. Néanmoins il ne faut pas trop durcir cette analogie au point de la rendre trop claire, ce serait une clarté trompeuse : risque de nous enfermer dans notre propre satisfaction en ce discours que nous tenons. C'est évident mais ce n'est pas fini, tout n'est pas dit en disant ce que nous disons.
Donc, nous avons retenu combien le Logos de Dieu a quasi intimement un correspondant dans l'Esprit de Dieu et à ce point de vue le Christ se présente comme précurseur de cet Esprit et s'il parle en tant que Parole, il le parle parce que Parole de Dieu animée, inspirée par un esprit qui est cette fois-ci l'Esprit de Dieu. C'est à ce titre qui est dans la Révélation chrétienne peut-être le plus exigeant, le plus fort, le plus articulé, que la Parole est essentiellement (éternellement) une parole parlante, créatrice, toujours présente, vive, libératrice et non pas seulement une parole parlée. Si ce n'était qu'une parole parlée, ce serait donc une parole fort respectable, extrêmement utile, mais qui serait tôt ou tard tenue à entrer dans le déterminisme objectif de tout langage humain. Elle s'objectiverait, elle deviendrait un fragment de communication exprimé une fois, inséré ensuite dans le circuit ouvert de l'histoire, tenue à chuter ou à monter avec le déterminisme de l'Histoire (culturel, sociologique, psychologique...). En ce cas-ci, la Parole du Christ serait entièrement réductible à un phénomène historique fort honorable mais on risquerait de la réduire au niveau d'une parole parlée, une fois dans l'Histoire. Et ce serait faire tort à notre compréhension de la Révélation de Dieu ainsi que nous l'avons vue se proposer à l'intérieur de l'horizon christique. Elle ne tombe donc pas dans ce déterminisme objectif d'une parole parlée une fois pour toutes.
Nous reprenons ce que nous avons déjà dit : apparemment, c'est parce que le Christ lui-même dans cette fonction, difficile à percevoir immédiatement (et nos habitudes et nos conditionnements catéchistiques et autres y sont pour quelque chose) se pose en tant que précurseur de l'Esprit comme quelqu'un qui, se situant au centre de l'Histoire par rapport à la Révélation de Dieu en tant qu'Incarnation de la Révélation de Dieu, se déclare lui-même, - et c'est très significatif dans une approche de langage de l'expérience spirituelle -, c'est donc pour cette raison que cela se fait dans un moment très décisif pour lui : il était devant le tribunal de Dieu (le Sanhédrin) et devant le tribunal des hommes, Dieu et César jugent un certain Jésus-Christ, préoccupés tous les deux quant à sa prétention de venir au nom d'un Royaume. Qu'est-ce qui peut inspirer plus de crainte à un César sinon un adversaire ? Qu'est-ce qui peut troubler les assurances d'un tribunal religieux constitué sinon cette prétention ? Or, Il dit : « Mon Royaume n'est pas de ce monde ». C'est une affirmation susceptible d'être interprétée à des niveaux dilatés à l'infini. Mais pour ce qui nous regarde ici, il est très évident qu'il ne veut pas régner dans et sur l'Histoire à la manière d'un personnage ou d'une instance historique constitués par l'Histoire, tributaires de l'Histoire, entrant avec l'Histoire dans une relation de type historique, qui concerne un rapport de pouvoir, de dialogue quelconque, de soumission, de domination. Le Christ s'y refuse. Et nous avons vu après sa résurrection la première perception de ses disciples : l'une qui veut le retenir (Marie-Madeleine), il se refuse et les autres (les pèlerins d'Emmaüs) qui lui trouvent enfin son véritable statut l'appellent : toi seul, tu es étranger.
Il y a donc désormais dans la définition, si l'on peut dire, du personnage Jésus-Christ après l'ultime barrière de l'Histoire et de la temporalité qui s'appelle Mort, une sorte de caractère d’étrangeté : il est l'Étranger. Or, l'Étranger est d'abord celui qui est au-delà de l'espace familier, connu et jalonné, que ce soit un espace physique ou un espace de familiarité psychologique, humain. Il est étranger, donc il ne se laisse point désormais, réduire à une quelconque localisation non seulement dans le temps ou dans l'espace, mais également dans les catégories établies quelles qu'elles soient. L'Étranger absolu, le Christ, a également une contemporanéité absolue.
Celui qui est étranger partout a toujours un « chez soi » d'une nature qualitativement différente. « Je suis étranger en terre étrangère » (saint Paul). L'étranger se distinguait de la condition du familier, du sédentaire, de celui qui était ancré et qui n'était pas étranger dans son espace respectif mais pour qui l'étrangeté rôdait autour ; il était étranger partout ailleurs. Tous les autres risquaient d'être étrangers pour lui et ils rétrécissaient son horizon de familiarité à sa propre expérience plus ou moins démultipliée par sa famille, par sa tribu, par son système de culture. Tandis que l'étranger se trouvait dans une situation que nous qualifierions de « pitoyable » aujourd'hui : à Los Angeles si vous n'avez pas de voiture, vous êtes suspect.
L'étranger qui apparaît dépourvu de relations, de références est autrement libre de se situer dans une sorte de contemporanéité immédiate puisqu'il n'est pas gêné par l'étrangeté de l'autre. N'importe quel autre étant pour lui étranger et lui-même étant étranger fondamentalement, il est son prochain.
Les premières communautés chrétiennes des premiers siècles constituées dans les villes s'appelaient paroikia d'où vient « paroisse ». Or, paroikia, c'étaient les colonies d'étrangers situées en marge des grandes métropoles de l'antiquité. Ceux qui les habitaient n'étaient pas les citadins établis avec des droits reconnus, mais c'étaient des étrangers établis en marge de la ville, d'où paroisse. C'étaient donc des étrangers même au sens socioculturel du terme. Bien sûr il y a eu détournement des choses, on a pris la revanche : « Je prêche dans ma paroisse ».
Voici donc une première définition de cette situation de la Parole portée par l'Esprit du Christ ressuscité qui marque son devenir.
Idéologie et Parole
Il y a un autre aspect qui résulte du premier dont nous devrions tenir compte : si la Parole était parole parlée, uniquement portée par un très puissant esprit historique, produit par l'histoire, se déployant et se résorbant finalement dans l'histoire (dont la réussite ou l'échec ne sont pas un critère), nous serions alors avec cette parole historique dans un étrange rapport : rapport d'appropriation. Une parole purement historique devient elle-même propriété de ceux qui la manipulent ou elle-même veut s'approprier ceux qui la disent, elle les rend asservis à elle-même au lieu de les rendre libres. Asservis dans ce sens : la Parole a dit cela, gare à vous si vous faites autre chose. Elle devient une sorte d'instance d'avoir et de pouvoir. C'est, à la limite, la parole idéologique. Dans ces conditions, même la parole religieuse peut devenir une parole idéologique. Il y a là un rapport de pouvoir et d'avoir. Je possède la parole et elle me possède.
Tandis que cette autre Parole qui est portée par l'Esprit, qui est itinérante, est sans cesse expropriation de moi. Je ne possède jamais la Parole qui passe à travers moi, c'est elle qui me porte. Je suis en étant d'accueil par rapport à elle, donc ouvert à l'imprévisible. La pire des choses pour un croyant, c'est de mettre des termes à l'imprévisible de Dieu. Dieu reste l'Imprévisible, je ne peux pas le tenir.
« Il est nécessaire qu'il y ait des hérétiques », dit saint Paul. Dans une communauté naissante où il y avait des divergences où l'on était tellement dans cet enthousiasme premier de la venue de la Parole et du passage de la Parole à travers l'humanité, voir quelqu'un qui, au nom de cette même Parole, tient un discours différent, hérétique, la première réaction historique, sédentaire eût été de l'éliminer ; or, saint Paul dit : non il importe qu'il y ait des hérétiques. Et plus tard saint Jean Chrysostome dit : « celui qui au nom de Dieu tue un hérétique introduit sur la terre un crime inexpiable ». Bien sûr, on ne les a pas tellement écoutés depuis parce que précisément le rapport avec la Parole s'était solidifié. Dans la tradition musulmane, une des fonctions les plus mystérieuse de Al-Khadir, c'est qu'il est l'Itinérant, celui qui passe la Parole à Moïse (Sourat Al Kahf), c'est lui qui surgit lorsqu'un voyageur a besoin de lui. Il représente cette liberté de l'Esprit par rapport à une loi constituée.
L'herméneutique
Ce serait vraiment dommage, à force de simplifier tout ce que nous venons de dire, de verser dans une sorte de sentiment de relativisme de la Parole : « puisque la Parole est itinérante, croire puisqu'il y a passage, cheminement, que la vérité elle-même de cette Parole révélée est relative serait faux ; au contraire, elle serait relative si je voulais la tenir à tout prix dans une forme historiquement arrêtée. D'une part j'en ferais un objet de l'Histoire ; d'autre part, par cette qualité spirituelle ou étrangère » à tout ce qui est infra-historique, c'est elle qui relativise tout ce qui est apparence ou simulacre de vérité ; pour que la vérité se dévoile, s'affirme, se confirme, il faut qu'il y ait des hérétiques comme disait saint Paul.
Une Parole itinérante discerna parmi les simulacres de vérité, les formes de vérité apparente. « Simulacre » veut dire exactement « apparence » mais aussi « idole » ou forme qui n'a pas de vérité authentique. Il y a donc dans cette qualité itinérante de la Parole une garantie de vérité qui transcende l'idolâtrie de la vérité. Saint Grégoire de Nysse, au IVe siècle, disait : « On peut faire de Dieu Lui-même une idole », si je projette en Lui mes états, mes sentiments, mes formes arrêtées et si je Le fixe dans une certaine image qui est au fond mon simulacre de Dieu. D'où l'importance de l'herméneutique pour l'expérience spirituelle et pour son langage.
La Parole transmise, inscrite dans un texte est une lettre, un signe, mais ce n'est pas cela que je cherche ; comme disait saint Paul : « La lettre tue, l'Esprit rend vivant ». Il faut faire « expirer » la lettre, tuer la lettre qui tue pour qu'elle rende l'Esprit ; c'est l'herméneutique, l'interprétation qui est un itinéraire. On ne s'arrête pas à la lettre, on passe à un au-delà continu, et en faisant ceci on accueille l'Esprit de la lettre, on entre dans un cheminement avec cet Esprit. Car si cette lettre n'est pas inscrite par l'Esprit de Dieu elle ne m'intéresse pas. Or, tout est signé par l'Esprit pour celui qui y croit. D'où l'importance de l'herméneutique dans toutes les traditions et dans le langage spirituel.
Dans la culture moderne, on y revient par le biais de la philosophie, Heidegger notamment. Il n'y a plus ce fondamentalisme : dans l'Évangile, la lettre dit cela et c'est tout. Kierkegaard disait : « Ce n'est pas la vérité qui est la Vérité, c'est la voie qui est la Vérité ». C'était un itinérant. Si vous dites que la vérité est ça, vous la solidifiez, vous la rangez, ce n'est plus la vérité ; c'est la voie qui est la vérité.
Stabilité et pèlerinage. Typologie de l'être
On peut rappeler, après la Pentecôte, ces paroles de saint Paul : « Nous n'avons pas de cité stable ». Même Jérusalem n'est plus cette référence immuable, absolue. C'est pour cela qu'on n'a jamais pu comprendre dans la tradition spirituelle orientale comment la chrétienté occidentale a pu se mettre en branle et organiser les croisades pour conquérir une cité, un tombeau vide, puisque le Christ n'était pas à chercher à Jérusalem (c'est une lecture des choses).
Par ailleurs, on peut dire que les croisades étaient une magnifique ruse de Dieu, rien n'étant plus rusé que Dieu dans ce qu'Il fait dans l'histoire. C'était le moyen de porter, dans l'espace de quelques siècles, toute la société et la culture occidentales vers un avant extraordinaire et de la sortir de sa matrice médiévale : en allant se faire tuer aux croisades, les seigneurs de l'Occident ont dû vendre leurs terres, s'endetter, on a créé une bourgeoisie ; tout ce processus a été maintes fois expliqué. C'est dans la mécanique de l'histoire.
Donc, l'aristocratie s'est appauvrie et on a créé une nouvelle forme de société, la bourgeoisie s'est enrichie… C'est pour signifier que cette référence à Jérusalem n'est plus tenable dans cette perspective itinérante de l'Esprit, perspective dont l'Esprit scelle la Parole après la Pentecôte.
Nous nous trouvons alors devant une sorte de forme double de modalité d'être : d'expérience religieuse d'abord, mais davantage de l'être lui-même, de l'être complet : histoire, culture, société, activité. Forme qui relève de la distinction entre nomade ou itinérant et sédentaire. Nous sommes donc devant une sorte de typologie compréhensive, pas seulement des formes religieuses établies, mais d'une typologie de l'être lui-même dans toutes ses manifestations et ses articulations multiples dans l'histoire.
Faisons, tout d'abord, une remarque méthodologique : ce serait erroné de faire de cette typologie (qui marque aussi une tension) une incompatibilité. Il s'agit d'une complémentarité maintenue en tension : on ne peut pas envisager, sinon théoriquement (et cela on ne le fait pas parce que les théoriciens sont souvent intelligents) une société purement sédentaire qui ait tout ignoré de la condition itinérante ou une société purement itinérante qui ne s'arrête même pas pour dormir, comme on disait des mongols de Gengis Khan ; ils dormaient de temps en temps à cheval quand ils avaient de longues courses à effectuer. Il s'agit donc d'une complémentarité en tension, qui, étudiée proprement, peut nous révéler des choses assez inattendues.
D'abord, nous l'avons déjà dit et rappelons-le un peu, dans une Révélation il y a ce double aspect : l'institution et l'évènement. L'institution est ce qu’une tradition ou une forme de vie religieuse pose, établit et définit clairement. Au sens conceptuel du terme, même un système philosophique est une institution. Ensuite cette institution peut se donner un corps social et parfois même une maison (« avoir pignon sur rue », « Trust »).
Dans le contexte de la révélation, l'institution c'est ce que Dieu pose comme signe ou forme révélés et clairement manifestés. L'Évènement est ce qui relève de l'imprévisible de Dieu, de Sa liberté.
Les Sacrements
Là aussi, il y a complémentarité ouverte et non pas incompatibilité : ce qui dans la tradition chrétienne s'appelle Sacrements (le vocabulaire de la tradition chrétienne orientale préfère parler des mystères), est posé par le Christ, dans l'ensemble. Donc les sacrements, partie de sa Parole révélée durant sa présence terrestre. Ce sacrement, tout sacrement chrétien relève d'une condition pérégrinante, itinérante. Elle accompagne l'itinérance absolue de l'être : ce baptême s'appelait : « initiation » ou « commencement ». L'Eucharistie, le viatique, c'est ce qui est donné sur la voie (via). Mais importance du souvenir de l'« anamnèse », qui fait éclater l'habitude. Celui qui s'habitue, ne sait plus et ne se rappelle plus. D'où l'importance du dikr. L'habitude chasse le Mystère. Elle est une forme d' « amnésie ».
L'humanité a certainement connu ces deux phases : le nomadisme et le sédentarisme sous la forme des peuplades de chasseurs (des éleveurs) ou des agriculteurs (qui sont les sédentaires) .
Caïn et Abel
La référence originaire serait de Caïn et d'Abel, retrouvée tout de suite après l'expulsion du Paradis, après cette première perte du Centre qui était le Paradis.
Adam et Eve avaient une généalogie transcendante : ils n'avaient pas de généalogie humaine. Maintenant nous avons la première généalogie : nous sommes devant un archétype fondamental : Caïn et Abel (Genèse, ch. IV). Caïn était agriculteur, laboureur, il cultivait le sol tandis que Abel était pasteur de « petit » bétail. Le temps passa et un jour Caïn présenta en offrande de sacrifice à Yahvé le produit du sol et Abel offrit de son côté des premiers nés de son troupeau. Or, Dieu agréa Abel et son offrande mais II n'agréa pas Caïn et son sacrifice.
Sacrifice et reconnaissance
Essayons de nous acheminer dans le sens de ceci : tout d'abord nous avons cette double polarité très définie du pasteur (donc nomade) et de l'agriculteur fixé au sol (donc sédentaire). Chacun d'eux apporte un sacrifice ; il y a dans le sacrifice un acte de connaissance de Dieu et de re-connaissance dans le double sens de ce terme : connaissance réciproque, Dieu me reconnaît, moi qui Le connais car dans mon sacrifice je m'adresse à Lui, et reconnaissance dans le sens de gratitude. Le terme grec serait eucharistie ou action de grâce, remerciement (gracias, en espagnol). Cette reconnaissance ici est capitale puisqu'il y a cette double typologie qui s'adresse au divin et qui est en train d'être acceptée ou bien non-acceptée par Lui. Or, celui qui est accepté par le divin, qui est donc reconnu, celui dont le sacrifice est investi d'un sens montant et aboutissant, c'est le nomade, Abel. Le sédentaire, Caïn n'est pas accepté par Dieu. La fumée de son sacrifice se répand horizontalement sur la surface de la Terre, elle ne monte pas. D'où il semblerait que la condition de l'Itinérant a plus de chance de se trouver en instance de reconnaissance (dans le double sens du terme : connaissance et gratitude) que la condition du sédentaire et que la première peut avoir accès au mystère du divin.
La Ville et l'Etat (Genèse 4, 17-22)
Il est dit que Caïn tua son frère, ce fut le premier meurtre et ensuite il fut celui qui bâtit une ville - puis il eut un descendant nommé Yubal. Celui-ci fut l'ancêtre de tous ceux qui Jouent de la lyre et du chalumeau. Puis Caïn eut un autre descendant, Tubal-Caïn, qui fut l'ancêtre de tous les forgerons en cuivre et en fer (Gen. 4, 22). Voici ce que nous avons ici comme nexus de symbole et de sens : après les deux typologies : sédentaire et nomade, il y a le sédentaire qui est agriculteur puis bâtisseur de villes, citadin. La Ville, toute ville bâtie est liée à un fratricide (Romulus et Rémus, même scénario à Rome).
De plus, il y a un passage du sédentarisme agricole au sédentarisme du citadin. Ce passage est marqué par la descendance de Caïn comme ayant pour jalon obligatoire l'art de la métallurgie. En des termes contemporains, mais toujours transposables, l'agriculteur est celui qui agit sur l'habitat végétal, sur l'écologie. La première menace de l'écologie se précise lorsque, de cet habitat déjà transformé par le labour, surgit la ville avec son assise et son fondement métallurgique qui creusent dans le monde souterrain puisqu'on extrait les métaux de la terre. Et on sait de l'Ancien Testament que lorsqu'il s'agissait de bâtir les autels ou les objets sacrés, il était interdit d'utiliser les métaux ; il fallait utiliser le bois, la pierre, les couteaux de silex, parce que la métallurgie était symboliquement marquée par cette accointance avec le monde souterrain, monde ambigu et ténébreux des métaux forgés dans le feu souterrain et non pas dans le feu céleste. Cependant, correspondance entre les métaux et les astres, cf. Saturne. Il y avait des influences maléfiques pour ceux qui les laissaient surgir (c'est une structure symbolique et non pas de la superstition).
Donc la ville est fondée sur un fratricide. Elle s'appellera bientôt métropole, la ville-mère (Métropolis). La ville fut le premier noyau de ce qui allait devenir État. C'est une étape de plus dans la sédentarisation de l'humanité. « L'État, c'est la forme ultime de l'évolution de l'humanité » (Hegel), c'est le stade terminal. État, status, ce qui demeure, ce qui est statique, ce qui est solidifié, cristallisé. On ne doit pas le faire bouger, l'attaquer. « Il n'y a pas eu de Machiavel dans les steppes, chez les nomades, tout simplement parce qu'il n'y a pas eu d'État concevable dans les steppes ». Dans le monde musulman, l'État n'existe pas, parce que c'est encore une tradition itinérante. Il y a la Communauté.
Le Royaume
Dans l'Ancien Testament, il y a un moment où Israël passe de cette Itinérance au Royaume (Saül, David, Salomon, etc.). Mais ce passage ne s'est pas fait sans une certaine opposition et une certaine appréhension de la part de la lignée prophétique en Israël. Un des moments symboliquement très important et caractéristique de la royauté de David, c'est lorsqu'il a voulu faire le recensement de ses sujets et de ses biens. A ce moment-là, il a été puni par Dieu et « son cœur commença à battre très fort » (comme une sorte de crise cardiaque) et il s'est repenti. C'est parce que le recensement quantifie les êtres qui sont qualités : établir l'avoir et le pouvoir. Le divin refuse ce stade ultime de la sédentarisation qui est le recensement, la quantification.
Je n'aime pas la ville, ici dans la ville l'homme meurt, le cœur serré, son horizon est trop étroit. A la ville, il a appris à vivre, il n'a pas appris la Vie.
Il meurt parce que sa vie n'a plus de sens, enfermée dans des limites trop étroites.
« J'ai regardé au-delà de nos murailles et j'ai vu des corps flotter sur la rivière. L'horizon formait une autre muraille » (Gilgamesh, 5 mille ans avant notre ère, « Pour un dialogue des civilisations »).
Cours mercredi, 31 mai 1978
« Nomades » et « sédentaires ». « Je suis la Voie »
Caïn et Abel sont des catégories constitutives de « l'entendement » humain, comme diraient les philosophes. Ils représentent un archétype biblique qui se laisse déchiffrer à plusieurs niveaux de sens : un niveau très positif, positiviste même, puisque les sciences humaines nous permettent de reconnaître la permanence de l'état itinérant du nomade ; ensuite une approche sociologique contemporaine peut déchiffrer et analyser la structure de sens du nomade et du sédentaire. Ces approches sont valables dans leur domaine respectif, nous ne les contestons pas; mais pour nous il s'agit surtout d'en dégager les connotations spirituelles au sens expérimental et vécu du terme, pour éclairer notre recherche et notre compréhension de cette condition itinérante de la parole.
Ce n'est donc pas sans raison que la Bible a consigné Caïn et Abel dès l'aurore symbolique de l'histoire après la perte du Paradis. A noter que lorsque nous disons « nomades » et « sédentaires » nous aurions tort de les assumer uniquement dans leur inscription matérielle concrète. L'état itinérant pur ou l' état sédentaire pur sont impossibles à réaliser, l'esprit continuant à vagabonder. Le Professeur Yusuf Ibish nous a déjà parlé du pèlerinage de Ibn Batouta qui, pour accomplir son itinérance initiatique, utilisait des communautés que l'on pourrait qualifier de sédentaires, (d'une façon erronée). C'étaient des maîtres artisans, des soufis. Or, ils étaient des itinérants, ils n'étaient pas sédentaires dans l'esprit ni dans leur rapport avec le monde.
« Usez du monde comme si vous n'en usiez pas », disait saint Paul. C'est exactement l'attitude concrète de l'itinérant : j'use du monde mais sans m'y attacher et sans m'y incorporer. A l'autre bout, on peut dire au contraire que le monde qui circule le plus matériellement, c'est celui des villes (touristes américains). Ce n'est pas l'itinérance, c'est la dérive, on fait le Tour du Monde sans effectivement changer de place (Chaîne Hilton...).
C'est la Parole elle-même qui se propose au terme de sa Révélation comme étant accomplie mais non pas germée. La Révélation n'est pas localisée, sédentarisée. Elle s'accomplit en s'ouvrant par l'Esprit, « Ce n'est pas la Vérité qui est la Vérité, c'est la Voie qui est la Vérité » (Kierkegaard).
Cette Parole s'écrit ainsi en hébreu : dabar. La racine exacte, c'est dab, qui veut dire : tout ce qui s'achemine, d'où dabor = marcher, dabar = la parole. Si l'on ajoute un « m » : on a midbar = désert. Le désert est le lieu par excellence où l'on ne peut que marcher, il rejette et vomit le sédentaire qui mourrait ou deviendrait fou. Il faut en sortir soit vers le monde des villes (sédentarisme), soit du côté de Dieu. Et si l'on va du côté de Dieu, le désert porte sans fin.
Lorsqu’au IVe siècle la religion chrétienne s'est sédentarisée, on est entré dans ce qu'on appelle la religion constantinienne. Constantin le Grand a décrété la religion chrétienne religion d'Etat. Il y a eu un mouvement qui aujourd'hui pourrait être qualifié de subversif, de contestataire..., mouvement de départ du monde, ainsi en train de se constituer vers le désert. Ce fut la naissance de la tradition monastique entre la ville et le désert, entre l'état statique et l'état de marche ou de démarche. Dans la psychanalyse contemporaine il y a un tas de très sérieuses études.
On dit : « il vous fait marcher ». La parole peut vous faire marcher. On dit « une démarche de la parole », ainsi de suite. Même dans l'inscription linguistique et symbolique de la parole, il y a un dévoilement de son sens concret qui est celui de cheminement, de déploiement et non pas de stase.
Souvenons-nous de ce qui suit : Caïn tue son frère par jalousie, par dépit ou par agressivité lorsqu'il voit combien le sacrifice d'Abel (code de communication) monte jusqu'au Ciel et prend la juste direction.
Ce sens du sens est capital dans l'expérience spirituelle ou religieuse en général : l'orientation, le sens, l'intention, la nyyah, en arabe, dont on retrouve la trace dans la version grecque du Nouveau Testament lorsque les anges à l'ouverture de la Porte céleste, lors de la naissance du Christ, disent (Luc 2, 14) : eudokia, qui veut dire « bonne volonté », la volonté bonne, juste.
Le sens de la fumée du sacrifice d'Abel qui monte vers le Ciel désigne, à l'intérieur d'un symbolisme concret, le lieu de cette intention juste span>, de ce cheminement que l'itinérant suit vers en haut : « que ma prière monte vers toi comme l'encens » (liturgie des Vêpres).
Nous parlons scientifiquement, c'est une référence, autant qu'on puisse la suivre à la trace à travers l'étude comparée des religions, qui remonte à cette première inscription du sacrifice montant droit, juste. L'encens n'est pas la matérialité d'un signe, c'est un sens d'orientation.
Or, si Abel a été tué, on peut imaginer qu'il suit le bon cheminement dans ce premier sens de son sacrifice : c'est le premier mort dans le contexte de la tradition biblique.
Son frère, cependant, est épargné. Il a autre chose à faire. Il subsiste en tant qu'individu jusqu'au terme de ses jours normaux et il subsiste encore davantage en tant que fonction : c'est lui qui bâtit la ville, son premier fils s'adonne déjà à la métallurgie et apparemment cela progresse toujours, c'est très prospère dans le monde. Alors qu'Abel lui-même est « remonté » avec son sacrifice.
Dans la Bible, au chapitre suivant (Genèse 4, 25), il est dit qu'à la place d'Abel, sa mère a eu un autre enfant nommé SETH et la lignée continue à travers lui. Dans la tradition spirituelle musulmane, cette lignée de Seth, Al-Khadiriyya, lignée de Al-Khadir ou sa fonction, s'inscrit dans cette lignée qui est une reprise donc de la fonction d'Abel et la continue. La tradition musulmane est très attentive à cette lignée où s'inscrivent les différentes expériences mystiques ou spirituelles. D'un certain point de vue, nous voyons que la lignée d'Abel ne disparaît pas, elle s'inscrit aussi dans le devenir de l'Histoire mais autrement.
Comment les deux lignées peuvent-elles être décelées jusqu'à nos jours et même au-delà? d'abord en termes d'interprétation spirituelle, ensuite en termes de culture, de réflexion, d'étude ou de recherche même concrète, pragmatique.
Le Temps et l'espace
Pour ceci référons-nous inévitablement aux deux catégories les plus englobantes et les plus déterminantes de l'existence qui s'appellent : le temps et l'espace. Car pour comprendre en profondeur la signification de cette double polarité : nomades et sédentaires, il n'y a pas d'autres points d'insertion à la fois plus englobants, plus amples, plus compréhensifs et plus révélateurs que l'espace et le temps, puisque ce sont eux-mêmes qui définissent toute la réalité. Il n'y a pas de réalité visible, concrète en dehors du temps, en dehors de l'espace avant toute autre définition historique, géographique, politique, et ainsi de suite.
L'Itinérant
A ce niveau, l'itinérant est celui qui, en général, est en corrélation existentielle avec l'espace, il minimise la catégorie temps. Son véritable domaine, c'est l'espace. Il n'y a pas d'Itinérance si j'adhère à mon lieu, que ce soit un lieu physique, un lieu de pensée ou un lieu de comportement. Je dois progresser. La première progression se fait dans l'espace et c'est là que les sciences positives viennent prendre cette distinction des peuplades : les nomades, les chasseurs, les bédouins, les gitans, les divers itinérants. Ce sont ceux qui parcourent un espace mais à l'intérieur d'une certaine orientation qui n'est pas jalonnée physiquement dans l'espace. Ils poursuivent une sorte de coordonnée de sens spirituel ou trans-historique.
La tente
D'où certains aspects et certains comportements qui sont typiques et qu'on pourrait très concrètement déceler : par exemple les itinérants, les peuples nomades ne bâtissent pas en dur, leur bâtisse c'est la tente. La maison qui est lieu obligé de mon sédentarisme, est au contraire emportée par l'itinérant avec lui. D'où l'importance de certains endroits : par exemple lors de la Transfiguration du Christ : « Faisons ici trois tentes ». Ou alors Abraham, qui est « devant sa tente ». Le corps lui-même est, dans cette perspective, appelé souvent par saint Paul : « ma tente », la tente corporelle. Je ne m'y insère pas à demeure, c'est le contraire c'est moi qui emporte ma maison avec moi.
Les arts
Les arts des peuples nomades relèvent plutôt de l'artisanat, autrement dit ce ne sont pas des arts orientés à une société établie, attentive avant tout à leur aspect, à leur poids matériel ou à leur contenu (étude de l'art des peuples itinérants). Ce sont des arts extrêmement sophistiqués, nullement inférieurs aux arts, élaborés matériellement, des sédentaires plus tard, notamment à partir du Moyen Age ou de la Renaissance occidentale. Mais ce sont des arts qui expriment et inscrivent l'énergétique. Ce ne sont pas des arts figuratifs et à ce point de vue ils sont beaucoup plus modernes que ceux de la Renaissance par exemple. Ils veulent dans l'art inscrire l'énergétique de l'Être et non pas la matière. Dans la façon de présenter certains signes, certains objets, certains animaux, ils sont toujours en tension, en mouvement. Ils sont toujours en relation avec l'espace.
C'est aux nomades que nous devons l'importance de la parole (tradition islamique), de la poétique qui est une poésie orale, une certaine musique rythmée ; le rythme étant le jalonnement du temps par l'Espace. Tout ceci marque l'Itinérance. Même à l'intérieur des arts contemporains on peut remarquer ceci par exemple : Marcel Duchamp veut défaire l'art établi, somptueux, pompier (le surréalisme).
L'hospitalité
Il n'y a que l'itinérant qui puisse avoir jusqu'à sa dernière limite de sens la pratique totale de l'hospitalité, qui est autre chose que simple rencontre ou même qu'accueil (à voie unique). L'hospitalité c'est donner l'accueil à l'autre. Dans la pratique de l'itinérant, d'abord concrète, ensuite spirituelle, significative, celui qui reçoit est aussi reçu par son hôte. Il y a partage, il n'y a pas don à voie unique et condescendance : « je vous fais le service de vous recevoir ». Mais, par contre, « vous me faites la faveur d'être mon hôte, de me choisir ».
Dans la tradition orientale, la « Philoxénie » ou hospitalité a une grande importance. « Philoxénie », en grec, veut dire exactement « l'amour des étrangers ». Il n'y a pas d'étranger pour l'étranger. Celui qui est itinérant, est étranger sur la terre donc s'il reçoit quelqu'un il est autrement à niveau avec lui et réciproquement, « the riche are different » (Fitzgerald), l'autre est ailleurs, parce qu’eux sont différents.
Lorsque le Christ est mort : « Donnez-moi le corps de cet étranger », dit l'hymnographie orientale. Après la Résurrection : « Toi seul es étranger à Jérusalem » (aux disciples d'Emmaüs). L'argent qui a servi à sa capture et à sa condamnation, refusé par Judas et par les prêtres, a servi à acheter le terrain, prix du sang, pour la sépulture des étrangers, Haceldama (Math. 27, 6-10). Tout se tient.
« Il ne peut plus y avoir d'hospitalité dans notre société établie, organisée, il ne peut y avoir que philanthropie, il faut institutionnaliser la charité » (Denis de Rougemont dans La part du Diable). « Cold as charity » (XIXe siècle, en Angleterre) La Philoxénie est tout le contraire. « Pratiquez l'hospitalité car c'est ainsi que certains ont reçu, sans le savoir, des Anges » (Épître aux Hébreux, allusion à Abraham).
Donc, l'hospitalité recèle une valeur théophanique dans le sens de dévoilement de la présence divine dans cette rencontre. Le Christ vers la fin de son séjour terrestre invective une fois de plus l'establishment religieux de son temps en disant : « on vous demandera compte de tout le sang depuis le sang du Juste Abel jusqu'au sang de Zacharie... » (Math. 23, 35). La liste est ouverte. Et il continue : « Jérusalem, Jérusalem combien j'ai voulu te rassembler, mais malheur à toi car tu n'as pas reconnu le temps où tu as été visitée » (Luc 19, 44). « Tu as été visitée », c'est une expression de nomade. Les descentes de Dieu sont discontinues comme celles des nomades, visite suivie de visite... Je ne peux tenir Dieu enfermé dans une cage quelle qu'elle soit (doctrinaire, sociologique, institutionnelle) pour dire : on n'a pas besoin de la visite de Dieu, Il est toujours là. Telles ces lignes de Paul Celan, L’Hôte :
« Bien avant le soir il descend chez toi celui qui a salué les ténèbres.
Bien avant le jour il s'éveille et avant qu'il ne parte, t'insuffle un sommeil résonnant de pas.
Tu l'entends parcourir les lointains espaces et ton âme s'y précipite » (c'est un poème d'itinérant).
Enfin, dans l'étude comparée des religions ou soit qu'il y a certaines traditions inscrites dans certaines peuplades où la mémoire itinérante est plus vive que l'appétit sédentaire. Par exemple dans la philologie comparée, le mot « aryen » a pour racine ar = charrue (aratrum, en latin). C'étaient des peuples voués à l'agriculture, au développement des villes. Une vocation sédentaire est inscrite là (sans vouloir en tirer des jugements de valeur). Par contre, les sémites sont marqués par l'Itinérance ; phénoménologiquement, le parcours du peuple juif a toujours oscillé entre la vocation itinérante et l'appétit assez marqué de s'installer, de conquérir. Entre les deux vocations, Dieu Lui-même intervenait souvent, selon l’Ancien Testament. (Voir aussi le livre de Georges Friedmann, Fin du peuple juif).
La tradition islamique est celle qui représente cette vocation à l'Itinérance avec le plus de fidélité et de constance : « L'Islam est né au désert et finira au désert, en étranger sur la Terre ».
Pourquoi l'Allemagne Nazi a-t-elle persécuté les gitans? Des traditions disent que lorsque les gitans ou les Hébreux se sédentarisent à demeure, c'est que la fin du cycle approche.
Le tracé de l'itinérance est donc à l'intérieur d'une sorte de première inscription d'Abel, de justesse, de fidélité. Le Christ disait à ses disciples : « En vérité je vous le dis, vous n'aurez pas terminé de parcourir les villes d'Israël avant que je ne revienne ». Inscription de Justesse, de Fidélité, d'hospitalité, d'énergétique, de ceux qui ne consomment pas. Quand les nomades donnent une fête, tout passe. Le lendemain ils peuvent mourir de faim, qu'à cela ne tienne.
Parabole de l'Enfant Prodigue : lorsqu'il revient, il fait bouger le lieu. Lui qui est parti dans l'itinérance et a vécu en itinérant, « en brûlant », en rentrant il fait bouger son père qui le voit de loin et court. En quelque sorte, c'est le père qui se repent.
« Lorsque l'homme se lève et fait un pas vers Dieu, Allah, béni soit-il, se lève de son trône et fait cent pas vers l'homme » (un Hadith).
L'Enfant prodigue fait bouger tout le monde. Il se retrouve dans la famille et à part le père, il y a le frère aîné qui assiste au festin et il boude en opposant son type de festin. Le festin du fils prodigue était un festin de gratuité, de joie. Tandis que les festins du fils aîné étaient des festins de sédentaires, festins de consommation.
« Mon père était un araméen nomade, n'oublie donc pas ton itinérance » (Deutéronome 26, 5).
Le Sédentaire
Si l'itinérant à l'espace comme horizon et comme vocation, le sédentaire se situe dans l'espace et ne le quitte pas. Il ne reconnaît de l'espace que ce qui lui est propre : propre comme propriété (héritage ; droit de vie et de mort du père sur ses enfants, du temps des Romains, transposition de leurs relations avec la Propriété terrienne ; en Angleterre seul le fils aîné des Lords hérite pour que la propriété ne soit pas perdue).
Le sédentaire est celui qui délimite dans l'Espace ce qui lui est propre : ce qui lui est familial comme horizon restreint et ce qui lui appartient. Il est fixé dans l'Espace mais il bouge dans un autre domaine qui est le sien : le Temps.
Il n'y a plus la Chevalerie. Mais il y a ici le cumul : ce que j'ai fait aujourd'hui je l'engrange, pas seulement matériellement comme Savoir, mais il y a accumulation qui est un effet du temps. Il n'y aurait pas de civilisation si l'on devait commencer à chaque instant : les mathématiques, la médecine ….
Mais je peux commencer à chaque instant la philosophie ou l'émerveillement. « Dieu est vivant, Celui devant qui je me tiens maintenant » (Elie). « Je laisse derrière moi ce qui est derrière et je cours en me disant : je commence à chaque instant », Antoine, le patriarche des moines en Orient, citant Saint Paul.
L'émerveillement recommence et s'inscrit ailleurs que dans l'accumulation temporelle de génération en génération qui nous donne ce qu'on appelle : la Civilisation.
Inévitablement donc, le sédentaire se déplace dans cette attitude de temporalité. Nous avons inventé l'histoire.
Dans ce sens large, dans l'attitude du sédentaire, la Vérité est menacée ou distendue soit entre un relativisme : il n'y a de vérité que dans la mesure où ce que je cumule comme Savoir est, à chaque génération, complété, vérifié, discerné, trié ; ou alors si j'ai encore une référence à la Vérité révélée qui, elle, de toute évidence est transhistorique, qui vient au-delà, du voile, au-delà de la Porte, cette vérité, là où il ne faut pas, je dois la tenir, la sédentariser (dogmatiser, institutionnaliser...) et je risque de l'objectiver, d'en faire un objet.
Bien sûr la réponse est : prenons-la d'une façon spirituelle, itinérante, comme émerveillement d'une Création, comme expérience vécue, même si on est dans les villes (cf. Les Compagnons, les bâtisseurs de Cathédrales).
Sur le plan extérieur, mais aussi significatif, il est inévitable que les sociétés sédentaires ainsi définies songent à conquérir le plus d'espace possible pour le rendre sédentarisable, « urbanisé ».
Ce qui se passe dans le monde effectivement, c'est que tout ce qui est itinérant, que ce soit par tradition archaïque ou par marginalisation, est réduit, absorbé par la société : Les bédouins en Galilée seront sédentarisés d'une façon ou d'une autre, comme on a fait en Europe, en Amérique (Les Peaux Rouges). Ce n'est pas par méchanceté, il y a là une sorte de sens qui s'achemine. « Caïn ne finit pas de tuer Abel » jusqu'à la fin des temps, comme disent certains chercheurs en étude comparée de religions.
L'Échange
Il y a encore un autre domaine que cette sédentarisation s'est fixée dans l'espace en accumulant son espace, mais en agissant essentiellement dans le Temps, et c'est le domaine de l'échange.
Il n'y a pas de vie humaine sans échange. Échange qui nous mène à la notion de Valeur. On sait par toutes les études que l'échange consiste essentiellement dans la circulation d'un élément conventionnel quel qu'il soit qui, du fait de l'échange, acquiert de la valeur.
Les analyses du XIXe siècle montrent que la grande évolution du sédentaire a été de trouver une Valeur indépendante de tout objet symbolique ; cette valeur abstraite, mais rendue concrète, c'est la Monnaie. Elle est née à l'intérieur de cette circulation d'échange où les valeurs, conventionnelles jusque-là (troc), ont été remplacées par un étalon qui, en soi, ne peut rien gagner (un morceau de papier reste morceau de papier).
La valeur est devenue abstraite et s'est incarnée dans un signe qui, désormais, mesure toute autre valeur.
Or, l'itinérant ne connaît pas cette valeur de la monnaie, il a des objets symboliques, cf. Dieu et Mammon.
La monnaie a marqué le passage d'une valeur symbolique, (concrétisée dans un objet), dans un élément conventionnel à circulation horizontale et non verticale (symbole) qui désormais parcourt le temps et décide de la valeur de tout le reste. « Time is money » : sentence métaphysique. En effet le temps est ce cumul qui se mesure en termes de valeur de monnaie.
Mais le symbole est le véhicule du « désir désirant » tandis que la monnaie est le véhicule du besoin.
Ce qui en résulte : par ce cumul, le temps lui-même prend un poids et en prenant un poids, il s'accélère. Il va vers une entropie (Teilhard de Chardin), c'est le temps qui s'accélère jusqu'au moment où, comme l'Apocalypse, par exemple, le dit : « Il n'y aura plus de temps ».
Abel prendra alors sa revanche sur Caïn. Lorsque le Temps, comme extension de cette catégorie d'être et de fonctionnement qui est la sédentarisation ainsi comprise, se sera appesanti jusqu'à la disparition, jusqu'au blocage, il n'existera plus. C'est pour cela que le Christ avertit toujours la religion établie de son temps, les sédentaires : « Malheureux hypocrites, apprenez à reconnaître les Signes du temps ».
Pour le sédentaire, ce qui est le plus urgent et le plus difficile, c'est de reconnaître les signes de ce temps où il s'étend. Mais un temps alors dont les signes viennent d'une autre dimension que de cette extension purement horizontale, indéfinie.
Conclusion
Pour cette année :
1. Voir ce qu'on appelle une expérience spirituelle, offre une sorte de lecture concrète du Monde, de l'être, qui n'en exclut pas d'autres, mais assez profonde et ample pour pouvoir rendre compte d'une espérance qui est en nous ou d'une Intelligence de la Foi ou du Sens des choses.
2. La Vie religieuse n'est jamais totalement comprise et saisie si on la voit seulement de l'extérieur dans ses aspects établis. Toute vraie religion est parcourue par cette lignée de sens de la Vérité en marche et si nous voulons vraiment comprendre une religion, allons jusque-là, vers l'Intériorité.
3. Etienne Gilson, dans Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen-Age, 1927: « La première illusion à dissiper est celle qui nous représente la pensée chrétienne et la pensée musulmane comme deux mondes dont on pourrait connaître l'un et ignorer l'autre ».