FACULTE DE THEOLOGIE

 

 

UNIVERSITE SAINT-ESPRIT

 

 

KASLIK

                                   

 

 

 

 

 

L ' H E S Y C H A S M E

 

APERÇUS SUR L'HESYCHASME

 

 

 

 

 

 

 

 

PAR

 

LE REVEREND PERE ANDRE SCRIMA

 

ARCHIMANDRITE DE L'EGLISE ORTHODOXE

     

Année Académique 1970—1971

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(Notes à l'usage privé des auditeurs)

 

 

 

Préliminaires

 

         

Hésychasme : nom à "reconnaître" toujours dans un horizon nouveau qui découvre une ouverture de plus en plus ample. Il désigne pour l'Eglise Orthodoxe, et objectivement dans le système des connaissances humaines, une voie de spiritualité caractéristique de la tradition chrétienne orientale. Ceci dit dans une approche encore très globale de ce terme énigmatique, peu courant, technique. Mais avant de le pénétrer de l'intérieur avec la lucidité et le respect qu'il exige, il faut savoir ce dont il s'agit.

 

         "Voie de spiritualité" pourrait signifier une tradition considérée par l'Eglise orientale comme essentielle à sa vie spirituelle et à sa doctrine théologique. Le terme même d'hésychasme est vraiment théologique, à un degré qui pourrait déconcerter même les théologiens : c'est la recherche vivante de réalités théologales. Autrement dit, si on le prend au sérieux, avec ce sérieux exigé de ceux qui veulent comprendre, il ne se contente pas d'une simple connaissance théologique conceptuelle mais nous introduit à la compréhension d'une expérience spirituelle vécue. Il faut donc essayer de tenir les deux versants impliqués par ce concept : A la fois terme théologique, comme on dirait "les deux natures du Christ" ou "la théologie des sacrements", "théologie du mariage" - mais aussi exigence de prendre en considération une expérience spirituelle vécue. Il ne s'est pas développé uniquement à l'intérieur d'une réflexion conceptuelle, fût-elle mue par la foi, il présente aussi un aspect d'expérience. Ce concept d'expérience est capital, bien que nous ayons perdu l'habitude du mot dans notre conscience chrétienne contemporaine et qu'il n'indique plus pour nous une lumière essentielle. Il n'est plus familier. Il faut le découvrir.

         Cela signifie-t-il que nous allons nous plonger uniquement dans le passé, reconstituer un passé historique, spirituel et doctrinal ? Nullement : En s'approchant de l'hésychasme, on ne va pas vers le passé. On va vers le centre. C'est différent. Et c'est, en effet, une valeur centrale que cette doctrine représente pour la tradition orientale. Ceci pour trois raisons qui permettent d'en dégager trois composantes principales.

 

         1. L'hésychasme est solidaire d'un filon traditionnel axial

 

         Cette caractéristique n'est pas exhaustive. Il y a d'autres formes de spiritualité et de leur expression théologique, il y en a une pluralité cohérente. Chaque être assumé devant Dieu sa voie propre, charismatiquement personnelle, chaque baptisé est unique devant le Dieu vivant et accomplit sa voie. Mais on peut et on doit parler de tradition spirituelle unanime qui définit un style d'ensemble. Et c'est dans ce sens que l'hésychasme est solidaire d'un filon traditionnel axial.

         Ceci oblige d'abord à s'arrêter sur un concept particulier, mais déterminant, de l'Eglise orthodoxe : Dans l'Orthodoxie on ne peut parler en "isme". (Thomisme – augustinisme – Jansénisme…), c’est-à-dire d'un système théologique doctrinal à dominante conceptuelle qui tend à devenir comme la doctrine officielle de l'Eglise.

           Par exemple, le Thomisme qui est par ailleurs une très grande réussite culturelle a été transformé en "isme" de façon excessive et indue, presque Jusqu'à devenir la pierre angulaire de la vérité dogmatique.

            Aux yeux de l'Eglise orthodoxe, cette façon d'agir est inconcevable pour des raisons évidentes. Elles tiennent aussi à des structures de civilisation. Les 12ème et 13ème siècles     occidentaux ont substitué peu à peu au symbole le concept et à l'eschatologie l'histoire. Transformation décisive entraînant, avec la découverte du Nouveau Monde, la vaste ouverture du 15ème siècle occidental et bouleversant tout le destin du monde. L'homme se définira désormais surtout par son entreprise, son projet, son propre "geste" technique ou idéologique.

            Tout en offrant quelque chose de complémentaire, ces conditions historiques marquent la différence entre l'Orient et l'Occident.

            Or, dans l'Orient chrétien, l'aspiration fondamentale reste celle de la plénitude de notre vie en Dieu avec une sorte de réalisme spirituel total. Dès l'aube évangélique, l'Orient est hanté par un seul désir et une seule évidence : réaliser pleinement la vie en Dieu, cette vie nouvelle que Lui-même est venu apporter à l'homme. Si Dieu s'est incarné, le chrétien ne peut plus avoir qu'un seul but : celui de vivre totalement de Dieu dès ici-bas. Cette vie en Dieu, pour Dieu, s'inscrit dans des hommes vivants et se transmet par eux. C'est la Tradition, paradosis, ce qu'on donne, ce qu'on transmet, transmission de vie spirituelle. Cette tradition est donc axiale avant d'être figée, elle témoigne d'un axe pour orienter vers l'essentiel. Entre l'événement premier et la Parousie, elle se propose non comme un système de connaissances abstraites, mais comme un axe de rectitude de vie au long duquel l'hésychasme aussi se développe, croît, grandit, comme une réalité organique, définissant peu à peu sa vie et sa vision propres.

 

         2. L'hésychasme est le lieu d'une création théologique spirituelle et culturelle

 

           Ce trait représente une valeur centrale pour la vie de l'Eglise orientale. Il mérite de s'y arrêter un instant. L'hésychasme, en effet, a offert l'occasion de poursuivre et d'approfondir la tradition théologique établie par les 7 Conciles œcuméniques. On sait qu'il y a pour l'Eglise orthodoxe 7 grands conciles œcuméniques qui sont restés essentiellement théologique portant sur le "sens" de Dieu et de l'homme face à Dieu. Leurs thèmes n'étaient Jamais centrés sur des problèmes d'institutions ni de vie pragmatique, mais de théologie vécue différente d'une théologie conceptuelle. Une fois cette grande période unanime de création théologale (à titre d'Église et non de "isme") terminée à Nicée (787) cette même recherche théologique continue puisque le destin de Dieu est lié à celui du monde.

 

La spiritualité de l'hésychasme (et c'est un point important souvent passé sous silence) devient ainsi le lieu d'une création théologique qui prolonge celle des grands conciles, sur un point essentiel, celui de la "déification dans l'Esprit". Avant tout, bien sûr, c'est une création spirituelle, il faut donc revenir au mot d'expérience, toujours à redécouvrir. Pour nous "expérience" est trop souvent comprise du côté du non-esprit, l'esprit étant avant tout pensée et la pensée non-action, d'où la tentation de donner à l'expérience un sens uniquement pragmatique, au niveau vécu, pratique ou psychologique. Le Joint se fait difficilement de nos Jours pour relier expérience à esprit. Or l'expérience spirituelle représente un point focal pour l'hésychasme. Elle s'est enrichie au cours des siècles et continue à s'enrichir.

 

         Enfin, l'hésychasme a représenté pour l'Eglise Orientale un stimulant, un excitant, qui a mis en valeur une tradition se poursuivant jusqu'à nos jours. On pourrait en parler comme d'un chapitre de l'histoire des idées. Un simple exemple le montrera : A la fin du 18ème, début du        19ème siècle, un livre est publié à Venise, venant du mont Athos, par les soins de 2 moines : Macaire de Corinthe et Nicodème l'Hagiorite. Il faut se souvenir que le Mont-Athos gardait une fidélité totale à sa tradition et montrait une rigueur excessive (la rigueur étant dans la liberté, non dans l'excès) pour barrer toute tentative de modernisation qui aurait pu distraire du but monastique. Or dès la fin du 18ème siècle, l'Athos s'engage, pour ainsi dire, dans l'histoire immédiate et prépare son message. Il en résulte donc ce livre étrangement intitulé : Philocalie — amour du Beau — de même que la philosophie est l'amour de la Sagesse. Il y avait là plus qu'une coïncidence, un élément lourd d'avenir. C'est que le 18ème siècle est l'un des plus porteurs de sens, siècle des révolutions politiques, artistique, scientifique ... Et comme par une sorte d'instinct prémonitoire et de réponse anticipative, les moines de l'Athos, surtout Nicodème l'Hagiorite, décident un redressement de la tradition hésychaste et sa parution en plein Jour, non pas pour s'opposer à la "modernité" - car l'esprit ne s'oppose à rien - mais pour proposer une voie de spiritualité qui pourrait aider l'homme à l'intérieur de sa condition historique nouvelle, à se maintenir dans cette fidélité axiale.

Le terme lui - même de philocalie vient de très loin : il a été inventé par Grégoire de Nazianze et Basile le Grand comme titre d'une anthologie des commentaires d'Origène sur St. Jean. Reprises sous d'autres formes, tombées dans l'oubli et émergeant de temps en temps, les Philocalies successives ne furent jamais arbitraires, mais constituaient l'expression de l'expérience spirituelle de celui qui l'écrivait. Pour avancer sur la voie de la spiritualité, il allait chez les Pères et puisait en eux ce qui correspondait à sa recherche, à ses perplexités du moment. C'était une méthode vivante. Et c'est ainsi qu'elle s'opposait à la sagesse extérieure de la philosophie qui tendait à devenir purement abstraite et rationnelle, oubliant ses origines présomatiques quand elle essayait d'assumer le destin vivant de 1 homme et d'apporter une réponse à ses problèmes.

           C'est donc en réponse au 18ème siècle qu'apparaît la Philocalie. Traduite du grec en Slavon dans un monastère de Roumanie, elle fut dirigée vers la Russie où elle eut le plus   grand retentissement sur tout le 19ème siècle de ce pays. Phénomène de culture qui a ses racines beaucoup plus profondes que dans l'Esthétique. Sans la Philocalie, on n'aurait jamais eu Dostoïevsky, on n'aurait pas eu l'ensemble des Staretz. Même un Pasternak, un Soljénitsyne, ont des références abondantes à cette tradition. Sa voie ne s'est donc Jamais limitée à l'enceinte d'un cloître monastique. Elle a partie liée avec le destin de l'homme.

 

          3. L’hésychasme est le lieu d'une controverse théologique

 

           Sur le plan de sa définition historique, la vraie théologie, il faut l'avouer hélas ! a souvent besoin d'une controverse, d'un ennemi à confondre ... L'hésychasme s'est lui aussi révélé sous cet angle au 1me siècle, au grand jour de l'histoire. En son temps, et même par la suite, cette controverse fut, à bien des égards, significative. Elle marque comme un premier affrontement entre la tradition orientale et la nouvelle orientation de l'esprit et du destin de l'homme occidental, Affrontement qui se situe non seulement entre 2 théologies et 2 écoles, mais témoigne d'une confrontation en profondeur de 2 types de destins, tournant parfois à la dispute et présentant comme telle, une inévitable ambivalence : d'une part un aspect bénéfique, car elle a permis une "formulation", donc le passage de l'implicite vécu à l'explicite réfléchi ; d'autre part, une conséquence plutôt négative parce qu'elle a transformé pour longtemps l'hésychasme aux yeux de la théologie occidentale, en une sorte de secte bizarre, incompréhensible, qu'on ne peut que mépriser. Plus tard, ainsi que nous le verrons, le débat fut dépassionnalisé, mais le sens de cet affrontement demeure : il est le fait d'un tournant de l'esprit.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Perspectives de plan

 

 

Le propos de notre recherche pourrait se distribuer sur 3 plans :

 

1) Suivre l'émergence historique de l'hésychasme, autrement dit le parcours, en quelque sorte "secret" de la tradition hésychaste, aboutissant, au 14ème siècle, à la crise théologique qui l'a découvert au monde pour le porter ensuite vers d'autres destinées.

2) Étudier la doctrine de l'hésychasme sous son double aspect spirituel et théologique.

3) Essayer de répondre à la question de l'hésychasme comme chapitre de l'histoire des idées à l'intérieur de la vie spirituelle du monde orthodoxe jusque dans la culture courante de nos jours.

 

 

Halte bibliographique

   (non exhaustive mais suffisante pour un commencement)

 

            Jusqu'à une quinzaine ou vingtaine d'années, ce fut l’esprit de controverse qui domina la recherche occidentale sur la question. Et avec lui, l'intention polémique de minimiser l'hésychasme et même de le réduire à une sorte de groupuscule bizarre de moines    orientaux en proie à l'oisiveté. (On constituerait un excellent "sottisier" de ce qu'on a dit à ce sujet).

Un des auteurs qui ont contribué à entretenir cette attitude polémique à l'égard de l'hésychasme en notre temps, fut le père assomptionniste Martin Jugie. Parmi ses travaux :

  1. 1)D[ictionnaire de] T[héologie] C[atholique] sur ce qu'on appelait alors "Palamisme" (on n'osait pas dire hésychasme – article toujours à consulter, tout en le situant dans un contexte bien plus ouvert que celui de l'auteur lui-même) 

  2. 2)Théologia dogmatica graeco-russorum (en collaboration avec Palmier – en latin – travail d'érudition et de compilation, à consulter pour sa valeur documentaire). 

 

            Depuis l'état des choses et des esprits ayant changé, le problème de l'hésychasme se pose autrement. En effet, après la deuxième guerre mondiale, une "mutation des intelligences" se produit, et ce qui jusque-là était suspect pour la théologie occidentale subit un renversement de perspective. On se rend compte que l'action de Dieu ne se limite pas à la presqu'île    européenne et à sa mentalité, qu'Il a des desseins plus vastes qui peuvent rendre compte de toutes les valeurs spirituelles de l'homme* Ce qui auparavant était considéré comme "Influence étrangère hindoue ou bouddhique" dans le christianisme oriental représente tout simplement l'expression d'un potentiel chrétien plus ample que celui de la théologie occidentale régnante. Du coup, on se tourne vers l'hésychasme comme vers une valeur authentique du    christianisme, et un autre type de littérature surgit alors, beaucoup plus respectueuse de sa vérité propre, plus soucieuse de culture que d'érudition, et avec de nombreuses références à la théologie patristique, à l'exégèse biblique, à l'histoire des religions, à la psychologie, au domaine des symboles.

 

         Maintenant, le terrain est assez bien exploré. Beaucoup reste encore à faire en vue d'une synthèse ouverte de la quête spirituelle de l'homme. Si en 1932, Jugie pensait pouvoir dire : "Nous pouvons considérer le chapitre du Palamisme comme clos", 15 ans après, l'hésychasme était redécouvert comme une valeur d'actualité, appelé à répondre à l'inquiétude moderne de l'homme.

 

           A l'intérieur de cette littérature nouvelle, mentionnons les auteurs suivants :

         

Vladimir Lossky, Théologie mystique de l'Eglise d'Orient (Aubier 1944)

            Mentionnons en passant quelques-uns des meilleurs ouvrages sur l'hésychasme sont à chercher en Roumanie, notamment les travaux du Père Stăniloae, professeur à l'Institut théologique de Bucarest.

 

Jean Meyendorff (prêtre orthodoxe d'origine russe, qui vit à New-York), trois ouvrages importants :

            1) Une thèse d'histoire : Introduction à l'étude historique de Grégoire Palamas.

                2) Grégoire Palamas et la mystique orthodoxe (collection "Maîtres spirituels", Editions du Seuil)

Accessibles, mais restant un peu historiques et didactiques sans entrer dans la discussion profonde.

 

            3) Les Triades (traduction de St. Grégoire Palamas – collection patristique de Louvain).

 

            Louis Bouyer (catholique)

            La spiritualité du Nouveau Testament et des Pères. Le deuxième volume parle de la spiritualité byzantine. Reprend les travaux connus de façon claire et dans un style               accessible.

 

            Jean Gouillard

                   Petite Philosophie de la prière du cœur. Excellent ouvrage. Introduction très bien faite.

Les récits d'un Pèlerin russe (col. « Livre de vie », traduction de Jean Laloy).

            Il peut être bon de commencer par ce petit ouvrage.

Méthode en acte, presque sous forme de roman. C'est la vie d'un chercheur de Dieu qui rencontre la prière du cœur.

          

André Scrima (parfois sous le pseudonyme : un moine de l'Eglise Orthodoxe.)

1) "L'avènement philocalique dans l'Orthodoxie contemporaine" (2ème partie : comparaison entre l'hésychasme et la mystique hindoue), dans Istina no. 3-4, 1958.

2) "Rythmes et fonctions de la tradition athonite”, dans Le Millénaire du Mont-Athos, Chevetogne 1965, vol. II.

 

         Irénée Hausherr (jésuite)

Un des premiers à faire connaître à l'Occident l'hésychasme en tant que méthode de spiritualité.

           Tous ces ouvrages, nombreux et solides, sont à consulter.

 

 

Horizon sémantique et interprétation historique

 

 

Il nous faut maintenant essayer d'approcher l'hésychasme de façon plus précise. Car "hésychasme" est avant tout un mot.

Nous parlons en mots mais ce sont les mots qui nous parlent, - et leur destin historique ne fait souvent qu'élucider (ou bien cacher) leur signification originaire, Que veut dire ce mot-là ?

Pour répondre, nous allons suivre d'abord les voies de la méthode herméneutique.

C'est une méthode très bien venue dans notre cas, tout-à-fait conforme par ailleurs à l'esprit de la tradition scripturaire liturgique. Sans elle, sans ce dévoilement du sens de la parole, il n'y aurait jamais eu d'Ecriture Sainte", autrement dit de signe qui dise aussi bien la parole que son sens caché dans cela même qui se révèle. C'est alors l'homme qui se met à l'écoute de la parole jusqu'à ce qu'elle se fasse chair, c'est lui qui se conforme à sa vérité profonde et à son intelligence. Pour reprendre la problématique et la terminologie de la philosophie contemporaine, disons que le mot est toujours dépositaire d'une expérience. Une somme souvent "immémoriale" d'expériences humaines s'inscrit dans un mot, celui-ci devient ainsi le lieu où elle se dépose peu à peu dans des couches, des strates parfois inapparentes si bien que, parfois, je l'oublie, je ne l'entends plus, je me retrouve devant le mot brouillé.

 

C'est donc la méthode que nous allons adopter pour approcher la réalité que sous-tend le mot "hésychasme". Nous la suivrons sur 3 plans différents :

 

            1. Le mot lui-même

 

C'est un mot à résonance quelque peu exotique ; un mot grec qui a derrière lui une carrière déjà ancienne et mystérieuse, depuis les classiques. Mais prenons-le en lui-même.

Il vient de hesychia en grec ancien, terme dont la racine renvoie au verbe hesthai dont l'équivalent latin est sedere = être assis, mot qui porte déjà en lui toutes les formes ultérieures de signification. Au premier regard, cela paraît assez modeste et humble, mais c'est encore le cas d'un mot qui sous une apparence très effacée cache des trésors de sens qu'il faut savoir redécouvrir. Acceptons donc, provisoirement du moins cette modestie.

Vu de plus près, que signifie ce sedere = être assis. Il nous propose deux directions de sens : un état extérieur, physique, - et un état spirituel - l'un avec l'autre, l'un dans l'autre, jamais séparables depuis les origines. Dans son origine, en effet, moins historique qu'ontologique, l'expression "être assis" comporte une idée de stabilité, de tranquillité, de calme, voire même de paix. Ne serait-ce que dans le langage courant, on dira d'un nerveux : "Il ne peut se tenir assis." On indique donc, par ces mots, une "quiétude" à laquelle s'oppose l'inquiétude. Non pas du tout dans le sens de "quiétisme", (ce dernier terme représentant la spiritualité occidentale avec Fénelon et Madame Guyon).

La "quiétude" véritable, la quiétude en esprit est action et non pas passibilité. En cela, elle s'oppose bien à l'inquiétude qui est un état intérieur d'angoisse, de dispersion et d'instabilité.

L'hésychasme désigne donc à la fois un style, une manière de mener un état spirituel, et la paix contemplative, paix agissante, active, liée à cet état extérieur. "Être assis" renvoie à une expérience de stabilité, même physique : celui qui bouge trop ne peut pas s'intérioriser ni s'approfondir. Le centre lui échappe, car il faut une stabilité pour toucher le centre en profondeur. Mais si je m'établis à l'extérieur, à l'horizontale, mon intellect devient un kaléidoscope de sentiments et d'idées, la profondeur se perd, Je suis inquiet, je suis instable. La quiétude m'appelle vers un centre à l'intérieur. Elle exige ainsi un état de concentration, mot-clef, le contraire de la distraction, car celui qui se concentre doit s'unifier. La quiétude me porto vers l'unité de Dieu, et cela me livre la paix, une paix nullement béate, mais corrélative à une donation de soi, à un effort qui n'est pas tension inquiète, mais élan d'acheminement vers Dieu à l'intérieur d’une itinérance dans l'Esprit, au cœur de laquelle l'unité et la paix sont inséparables.

 

Cette unité, cette paix, ouvrent un autre horizon : celui qui est un est seul, il est dans la solitude. Et il faut comprendre ceci même sous son aspect matériel. On ne peut goûter la solitude intérieure sans avoir éprouvé la dure réalité de la solitude physique ; l'une porte à l'autre, et la seconde permet une révélation de soi-même que le monde nous refuse, ne serait-ce que par l'attention accordée à nos tendances ... C'est une dure école - et le mot "esseulé", se rendre seul, en rend bien compte. On peut même dire que la solitude est inacceptable en elle-même ; elle n'a de sens que si à travers elle, on trouve une communion avec Dieu et le dépassement de soi-même, sinon elle nous tue, nous rend fous, ou nous rejette vers le monde. Elle comporte donc un élément d'écoute, et voici un autre couple : Solitude-Ecoute. Si elle ne laisse pas monter la voix de Dieu, elle devient invivable et stérile. On cherche donc la "solitude" non pour elle-même, mais pour écouter la voix de Dieu.

Cet horizon sémantique de l'hésychasme se trouve vérifié à la fois par une certaine lecture de la Bible et par l'expérience vécue de l'Eglise. Ce sont ses deux composantes.

 

              2. Lecture de la Bible

 

La Bible fournit le lieu d'une herméneutique spirituelle, d'une rencontre totale avec Dieu. Celui qui est en quête de Dieu, en résonance avec son mystère, trouve toujours dans la lecture biblique telle ou telle expression qui lui parle à un autre niveau de sens que purement extérieur. Tél mot subitement l'éclaire et apporte une réponse à sa quête intérieure. C'est une voie qui n'est pas apparente, ne peut devenir l'objet de traité ni d'école, mais demeure plus "secrète" : On se rend compte plutôt ... qu'il ne faut pas essayer de tracer l'itinéraire de la tradition hésychaste selon les exigences de la prospection historique extérieure... Ceux qui ont embrassé cette vie ont renoncé à leur part dans la publicité du monde afin de mieux le servir... Il faudrait plutôt apprendre à lire. (Cf. André Scrima, „L'avènement philocalique”, loc.cit.) c'est-à-dire que dans toutes les références bibliques, il faut pénétrer plus à l'intérieur que ne le fait une lecture "courante".

Parmi ces références, assez nombreuses, on pourrait citer

 

Isaïe 7,4 :

"Attention, ne te trouble pas, ne crains pas,  

Que ton cœur ne faiblisse pas".

 

Le mot "attention" a une tout autre portée en grec, que rendrait mieux le latin que le français. Ad-tendere, tendre vers ... qui définit un état d'intention. Je me tiens droit dans    telle intention... Attitude non pas psychologique, mais autrement profonde, fondamentale, de l'autre. C'est plutôt : Tiens-toi dans la paix. Que ton être profond reste ferme dans la confiance, dans cette foi qui est le fondement même de l'être ... Le même Isaïe disait : "S'ils ne croient pas, ils ne subsisteront pas".

 

Proverbe 1,33 :

"Mais qui m'écoute demeure en paix, 

Il sera tranquille, sans craindre le malheur."

 

On y retrouve toujours cette même tendance. L'hésychasme sera associé à un état de non-anxiété, de dépassement de l'anxiété.

Celle-ci ne touche plus le tréfond de l'être. Il ne s'agit pas d'une absence fortuite de l'angoisse, mais autant que possible, de l'extirpation de ses racines intérieures. Il s'agit bien d'une confiance qui atteindra son point le plus haut dans l'Evangile : "Que votre cœur cesse de se troubler, croyez en Dieu, croyez aussi en moi" (Jn. 14, 1)

 

Mais il y a plus : on trouve dans l'Ecriture tel ou tel épisode qui équivaut à une "icône", c'est-à-dire qui constitue un modèle. Le modèle est là pour que je l'assimile et qu'il m'assimile. Il me donne une méthode ("méthodes" : à la fois voie et modèle) qui renvoie toujours au sens premier de l'hésychasme : "être assis". Et c'est pourquoi certains passages de l'Ancien Testament, vus par un spirituel "hésychaste" lui ouvrent ce qu'il doit faire lui-même.

Par exemple :

I Rois 18, 42 

"Pendant qu'Achab montait pour manger et boire, Elie monta vers le sommet du Carmel, il se courba vers la terre et mit son visage entre ses genoux."

 

Épisode qui concerne donc Elie, le grand Orant de la Bible. Pour lui-, la prière brûle le monde. C'est un homme de feu qui participe, en quelque sorte, de la nature du soleil ("Hélios") à travers toute une série de transformations. On retrouve cet aspect dans le thème de son assomption : Elle y est consumée, mais non pas mort dans sa chair, il devient ainsi le précurseur du deuxième avènement, lorsqu'il reviendra goûter la mort dans sa chair. Mais d'abord il est emporté par le char de feu, figuration de la prière contemplative. Tellement concentré en Dieu qu'il disparaît aux yeux du monde. Symbole de cette puissance de feu jusqu'à la consommation eschatologique, à travers des hommes de prière qui ont déjà consumé le monde. Tout ce passage d'Isaïe (l Rois 18, 42) évoque l'épisode de la sécheresse, traduction d'un événement métaphysique, d'une sécheresse spirituelle. Or, "il mit son visage entre ses genoux" et voici alors "un nuage, petit comme une main d'homme, qui monte de la mer" (18, 44) et la pluie la   fraîcheur reviennent. C'est la posture môme de l'oraison hésychaste un de ses modèles (qui présente des analogies avec une attitude de Yoga). Une reproduction de miniature du 12ème siècle nous montre justement Elie, dans cette pose, sur le Mont-Carmel : l'homme y est représenté plus grand que la montagne, celle-ci est le socle de l'homme, ce qui reste inébranlable. Et lui est comme "retournés en lui-même, dans cette concentration totale qui lui fait retrouver l'Unité de son être pour rencontrer Dieu. Alors qu'en général, les représentations d'Elie rappellent le passage de la grande boucherie qu'il fit des prophètes de Baal (l Rois 18, 40), les hésychastes, eux, ont choisi cette représentation qui répond à leur recherche spirituelle.

 

Dans le Nouveau Testament aussi, on peut retrouver quelques mentions de l'hésychasme et de son exigence de "paix", de "silence".

 

Paul

I Th. 4, 10-11 : "Mais nous vous engageons, frères, à faire encore des progrès, en mettant votre honneur à vivre calmes..."

II Th. 3, 12 : "Ceux-là, nous les invitons et engageons dans le Seigneur Jésus à travailler tranquilles ..."

 

          Actes 11, 18 : "Ils se tinrent silencieux et glorifièrent Dieu".

 

Autant de témoignages. Mais si on n'y apporte pas cette vision intérieure, on passe à côté du sens hésychaste, d'autant plus que les versions modernes ne perpétuent guère ces zones silencieuses, secrètes, du texte biblique, que le grec exprimait mieux.

 

3. Expérience vécue de l'Eglise

 

L'hésychasme est un état de vie entièrement ordonné à Dieu, et cela restera sa définition essentielle : la recherche d'une consommation de sa vie en Dieu. On tend vers Dieu seul, l’être tout entier est orienté par ce désir.

Or, traditionnellement, le chrétien qui vit de cette recherche s'appelle moine. Le moine est avant tout un chercheur de Dieu.

Dans l'expérience historique de l'Église, le chercheur de Dieu, celui qui - à l'intérieur de la communauté unanime de la foi - cherche à vivre jusqu'au bout l'expérience du Dieu vivant, se donne une sorte de statut personnel. Le moine du commencement est assez différent de la conception qu'on se fait du moine aujourd'hui, comme étant membre d'une congrégation définie par un statut monastique.

En Orient le moine n'a jamais eu une constitution "cléricale" c'est par exception qu'il devient prêtre. La vocation monastique est une vocation en soi. On devient moine pour y rester, jusqu'au bout, toute la vie. La vocation monastique exprime cette recherche eschatologique de Dieu où viennent s'inscrire tous les éléments de la notion dès l'hésychasme. C'est pour cela qu’à partir du IVe siècle (avec les apophtegmes du désert et les œuvres de Cassien par exemple) l'hésychasme est en quelque sorte associé au moine. Dans certains pays de l'Orthodoxie moine et hésychasme sont des notions presque équivalentes, cette recherche de Dieu vécue jusqu'au bout.

Le moine est un être "monotrope" (un seul "but") : solitude et unification de l'être pour rencontrer Dieu seul suffisent pour tracer le cadre général de cette vie hésychaste du moine. En la suivant nous arriverons à ce tournant de l'hésychasme, au XIVe s., quand il tiendra pour ainsi dire, la vedette à cause de la dispute, dont nous avons déjà fait mention, au cours de laquelle St. Grégoire Palamas et ses adversaires révéleront au grand jour une tradition qui restait latente. La Tradition hésychaste est la tradition intérieure à la grande tradition unanime de l'Église.

 

Composantes de la Tradition hésychaste à partir de sa constitution historique

 

1. D'abord dans sa signification de sedere : être assis, l'hésychasme définit la façon propre au moine de se tenir devant Dieu et de vivre sa vocation. Dans les documents monastiques à partir des Pères du désert on trouve les grandes lignes de cette première signification. (Dans les documents le langage banal se perd, il n'y a que le langage significatif qui puisse résister, mais il faut savoir le déchiffrer pour en saisir profondément la valeur).

Le moine est l'être qui sait se tenir assis, c'est-à-dire qui sait suivre la voie de l'intériorité. Il sait se concentrer et ceci le met dans une relation spéciale avec la parole. Il garde le silence, mais nullement le silence physique, "mutisme". Les moines d'Orient n'ont jamais connu une règle du silence comme par exemple en Occident chez les Trappistes.

En Orient il y en a qui gardent le silence, il y en a qui parlent, mais - s'ils respectent le silence - ils ne sortent pas de la paix et du silence essentiels. Toujours ce paradoxe qui provient de l'expérience et non pas des règles abstraites. Comme aussi l'ascèse typique de l’hésychasme, c'étaient les vigiles.

Vaincre le sommeil pour garder l'esprit toujours éveillé. Mais ici encore beaucoup de liberté. Les moines sont des hommes libres.

Voilà une merveilleuse vertu, la plus grande. Ils étaient libres parce qu'ils avaient cette audace (parrhésia) des hommes libérés par l'Esprit de Dieu.

 

Celui qui se tient assis est dans une relation de silence. "Sedebit solitarius et tacebit" c'est dans les Lamentations de Jérémie (3, 28) : ce très beau verset était souvent ruminé par ces moines. La première composante est la stabilité qui comporte le silence, la concentration, la fermeté. La stabilité est associée avec le fait d'être assis, avec le siège. Ce n'est pas pour rien que dans la Bible la divinité est représentée sur le trône qui figure le fondement inébranlable, ce qui est ferme, ce qui repose à jamais (Le Vatican a été appelé, lui aussi, le St. Siège). St. Bernard disait : "sola sedet Trinitas", seule la Trinité siège.

 

Si le théologien trône sur sa chaise magistrale, le moine est assis sur un fumier, revêtu d'un sac à la manière de Job (en signe d'humilité). Le moine était en quelque sorte le contestataire de l'époque tandis que le théologien était bien assis sur sa doctrine. Mais cette stabilité comporte sans cesse une activité intérieure : c'est essentiel dans cette concentration. La stabilité n'est que la forme extérieure d'un mouvement ascensionnel. On pourrait la définir comme la "variété immobile du mouvement". Rester stable ne veut pas dire "ne rien faire" (dès que Je tombe oisif, Je retombe dans l'instabilité). Être stable comporte ce mouvement de l'esprit. Je ne bouge pas, mais suis tout mouvement intérieur, Je suis tout métamorphose.

 

2. La deuxième composante est l'oraison : voilà l'activité essentielle de l'hésychasme. Voici ce que dit Cassien (IVe – Ve siècle): "Ceux-là seulement peuvent contempler la Trinité avec des yeux très purs qui s'élevant au-dessus de toutes les œuvres et de toutes les pensées basses et terrestres, se retirent et montent avec lui (le Christ) sur cette montagne élevée de la solitude ; où Jésus-Christ dégageant les 5mes du tumulte des passions, et les séparant du mélange de tous les vices, les établit dans une foi vive, et les fait monter au plus haut comble des vertus où il montre ensuite à découvert la gloire... et la splendeur de son visage à ceux qui ont les yeux du cœur assez purs pour la contempler".

Et encore : "le moine s'appelle moine pour invoquer Dieu d'une incessante prière". L'oraison est la prière en tendance de devenir. Celui qui est assis en même temps est porté dans un mouvement ascensionnel et il vit dans un état de prière. Ce n'est pas quantitativement qu'on prie. "Le moine qui prie uniquement, quand il prie ne prie pas du tout". Sorte de maximalisme de la prière.

 

L'oraison est donc l'activité propre du moine. Mais pour que l'oraison puisse dépasser l'aspect fractionné de ma vie nouvelle en Dieu il fallait presque trouver une méthode, pour faire de cette oraison un élément assimilable totalement présent, immergé dans ma vie. D'où la recherche de l'invocation brève. Invocation monologique : dire en un seul mot beaucoup de mots. A la fois à la lumière de l'Ecriture et par l'expérience vécue, on se rend compte que la vraie prière est la prière qui se concentre. C'est la prière qui aboutit à une sorte de laconisme, de brièveté et de puissance qui perce le mur de notre opacité et de notre détresse. Cette prière qui répond toujours à un désir de consommation totale devient une formule : une sorte d'invocation, et cette formule se définira à partir, probablement du Ve siècle (cf. Diadoque) l'invocation centrale de l'hésychasme.

 

On aboutit à une formule qui contient l'essentiel de la prière on soi (monologistos euche – invocation — nom du Seigneur) : Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur”. Jésus Christ c'est le nom mémo de Dieu. Connaître Son Nom c'est pouvoir Lui parler. Dieu en révélant Son Nom se livre à nous. Le nom c'est l'être.

Dieu s'est donné lui-même, il nous a donné Son Nom et ce Nom s'appelle Jésus-Christ. Il est le Seigneur : la Seigneurie connote un sens eschatologique.

Fils de Dieu : filiation où j'entre moi-même.

Miséricorde : c'est un peu la faiblesse de Dieu. Mais ce n'est pas une attitude de faiblesse de notre part que d'invoquer Sa miséricorde. La racine syriaque de ce mot miséricorde (rahem) nous parle des entrailles : vision de Dieu qui nous porte, telle une mère avec l'enfant. Nous sommes portés par la miséricorde de Dieu. En Dieu : cet élément essentiel de donation de soi dans lequel nous sommes assis, situés.

Moi pécheur : je reconnais ma situation d'aliéné, Je ne suis pas encore établi dans une vraie situation.

 

3. Cependant, l'oraison, dès qu'on essaie de la vivre, se heurte inévitablement à deux limites.

D'abord celle de l'intellect, de l'esprit (pas dans le sens psychologique). C'est l'esprit intuitif qui en nous représente l'activité même de l'être, ce qu'on appelle dans le N.T. le nous, la mens en latin (fonction mentale). La totalité des fonctions conscientes ayant leur racine dans la substance même de l'Être humain. L'esprit est porté lui-même à cette dispersion dont nous   parlions tantôt. La voie hésychaste essaie de remédier à la dispersion de l'esprit et de centrer l'esprit lui-même en le ramassant multiplicité kaléidoscopique de la vie - sur l'essentiel qui est pour lui cette invocation à Dieu, marche inexorable, patiente, itinérance vers Dieu.

Cette attitude porte le nom de nepsis - état éveillé de l'esprit. Il se traduit par sobriété (opposée à l'ivresse). Sobriété = être éveillé. Une lucidité qui n'est pas psychologique ou logique. Il y a une lucidité plus profonde qui s'installe aux racines de nous-mêmes, qui me permet de voir en profondeur. La nepsis c'est une méthode spirituelle débarrassant totalement l'homme, avec la grâce de Dieu, des pensées et des paroles entachées de passion et d'action mauvaises, à condition qu'elle dure et qu'elle procède allègrement ; c'est elle aussi qui, en avançant, tient, dans la mesure du possible, la gnose de Dieu l'Incompréhensible et la solution des mystères divins et réservés ; elle incline à accomplir tout commandement de Dieu, de l'Ancien et du Nouveau Testament, elle procure tous les biens du siècle à venir. C'est elle qui est à proprement parler cette pureté de cœur... que le Christ définit quand il dit : „bien-heureux les purs de cœur car ils verront Dieu”. Voilà ce qu'on met sur le nom de nepsis (Hesychius de Sinaï, Cent. I, PG 93, 1480 D sq.)  

             

Une autre définition, plus abrupte, d'Evagre cette fois-ci : l'homme-moine est celui qui évite le péché dans les œuvres.      

L'intellect-moine est celui qui évite le péché des pensées et qui au temps de 1 oraison voit la lumière de la Ste Trinité. On voit jusqu' à quel degré de réalisme pneumatologique d'une expérience dans l'Esprit a retenti la doctrine hésychaste portée par un univers de parole extrêmement riche bien que parfois "hermétique", qui ne se laisse ouvrir que par celui qui comprend les mots de passé.

 

4. L'autre limite : celle du cœur. C'est un nom-clef de la vie spirituelle hésychaste et de la vie spirituelle en général. Il faut le situer en le distinguant de ce qu’il n'est pas. Ce n'est pas l'organe anatomique, mais ce n'est pas sans relation avec cet élément organique, tout comme la vie de l'être biologique serait inconcevable sans cet organe. Il représente une valeur essentielle pour la vie. Il est encore moins réductible au cœur affectif, sentimental. Le cœur est le centre originaire et le tréfonds de l'être. Si je vis l'expérience spirituelle comme Je vis une vie biologique, je vis sans faire attention à l'acte de vivre. Si je m'engage dans la vie spirituelle, dans cette géographie cachée, invisible aux yeux de chaque jour, je sens que tout mon être peut se concentrer dans une sorte de point originaire où je me retrouve dans l'hésychia, dans cette paix et cette merveilleuse liberté où je sens la présence de Dieu proche, comme une présence qui me précède. Je dois normalement faire un effort pour penser à Dieu ; mais si je m'engage dans cette voie, si j'aboutis à ce point originel de l'être - le cœur des choses, le "lieu" où tout s'enracine - c'est Dieu qui m'y précède. C'est là que je trouve la grâce de Dieu. Impossible de le définir sans tomber dans les malentendus et dans l'incompréhension, mais, pour celui qui avance dans la voie de l'oraison au centre du cœur, il y a une expression présente dans le vocabulaire des spirituels mystiques autant que dans l'Ecriture Sainte = la componction du cœur, le fait de transpercer le cœur. Il y a là un événement, une réalité effective. Pas de recettes, mais au moment donné on vit cette expérience ; le cœur de Pierre est transpercé par la grâce. C'est à ceux qui en ont vécu de comprendre au-delà des paroles. Il y a même la sensation physique d'une douleur qui se traduit ensuite par le sentiment de paix, qui s'exprime aussi par une grâce particulière, le don des larmes, larmes paisibles de lumière qui signifient la joie spirituelle de se retrouver enfin là où est le lieu de Dieu, ce lieu profond où Dieu se tient.

„Comme Dieu sur son trône, disait Evagre le Pontique, ce trône de la couleur de saphir qu'Israël avait vu au-dessus de la montagne du Sinaï”.

C'est le fait vécu d'une gnose, d'une connaissance directe de Dieu.

 

5. Expérience vécue de la theosis = déification

 

Ce qui intrigue jusqu'à aujourd'hui ceux qui s'approchent de l'hésychasme c'est son insistance sur l'expérience vécue, qui remonte très loin et qui a des racines scripturaires.

On y entend, en effet, parler "ceux qui savent ce dont ils parlent" et qui le savent par l'expérience réelle et non conceptuelle.

Macaire disait : "ceux qui parlent de spiritualité sans y avoir goûté ressemblent à un homme qui chemine en pleine chaleur de midi à travers le désert, il dessine dans sa soif violente une source d'eau et se figure lui-même être en train de boire, cependant que ses lèvres et sa langue dessèchent de soif" (Homélie XVII, 12).

Différence entre l'expérience vécue et l'imagination du rêve : je n'ai pas le droit de parler de Dieu si je n'ai pas goûté à ce Dieu. C'est dur, mais c'est ainsi ; c'est à prendre ou à laisser.

Grégoire Palamas disait que les choses spirituelles sont inaccessibles à ceux qui n'en ont pas l'expérience. Finalement un mot clef révélateur de l'ultime exigence de notre conscience chrétienne : on est chrétien quand on vit l'expérience de l'Esprit-Saint.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Acheminement et „crise" de l'hésychasme

(du IVème au XIVème siècle athonite)

 

 

Son lien avec le monachisme

 

Pour situer l'acheminement de l'hésychasme à travers les siècles et son intime développement, il n'est pas indifférent d'approfondir son lien avec le Monachisme.

Après avoir scruté les implications sémantiques du terme qui fixent jusqu'à aujourd'hui le sens de ce courant, après avoir essayé de surprendre ses connotations bibliques, néo-testamentaires et patristiques, nous avons été entraînés à dégager la structure de cette voie de spiritualité depuis son émergence historique telle qu'elle se propose à partir du 4ème siècle égyptien (repère classique), solidaire du phénomène des "moines". Dès le début, l'hésychasme aura partie liée avec la tradition monastique. Mais il faut bien insister sur ce qu'elle comporte de "secret". Malheureuses sont les âmes qui n'ont pas de secret - qui n'ont pas cette "finesse" - dans le sens où Isaïe clame : "Mon secret est à moi"... Car ce n'est pas un rejet de communication, mais l'éblouissement devant la réalité mystérieuse qui fixe la communication ineffable entre Dieu et soi, et pour laquelle il faut savoir inventer un langage. Le langage banal tue le secret. Au lieu que le langage de l'Ecriture Sainte, par exemple, se déploie à plusieurs niveaux de sens, langage essentiellement symbolique, poétique, signifiant plus qu'informant.

C'est donc ce sens du secret qui nous oblige à redoubler d'attention pour comprendre scientifiquement ce qui se dit dans et par la tradition hésychaste.

Quand le moine paraît au début du 4ème siècle égyptien, il n'est pas un clerc, ne fait pas partie d'une catégorie institutionnelle - il surgit comme annonciateur d'un temps charismatique qui coupe à travers le temps historique du monde, pour maintenir brûlante la seule expérience "du Dieu qui vient", celui que nous avons connu, touché, palpé. Sur un plan purement phénoménologique, ce surgissement de la vie monastique au moment où l'Eglise devenait sédentaire et s'établissait en cité à l'ère constantinienne, reprenait le mouvement d'itinérance, le nomadisme de la contestation eschatologique de certains chrétiens attirés vers l'absolu. Et il est remarquable que, dès les premiers écrits monastiques de l'époque, cette conscience de reprendre l'itinéraire du désert, à un autre niveau de l'histoire, soit très nette. (St. Jean Cassien dira : "Les moines sont le nouvel Israël"). L'Eglise s'embourgeoisait mais déjà des êtres réagissaient dans leur sensibilité, de façon non pas théorique mais vitale, s'engageaient dans la voie de la vérité brûlante et se retiraient au désert. En cela le moine exerce une fonction prophétique par rapport à une structure de vie installée. En conflit avec l'Église établie, il se propose comme un instrument d'annonce, comme signe de ce qui doit venir, pour emporter cet élément sédentaire vers le Dieu vivant. Bien sûr le Monachisme courait le danger d'une contre-institution, et il est vrai également que certains moines se spécialisaient dans les violences (tels ces moines arrivés en force pour terroriser les évêques du concile d'Ephèse, le "latrocinium Ephesinum"... Les responsabilités étaient partagées. Mais l'essentiel résidait dans l'esprit vécu du monachisme, et cet esprit est loin du "conformisme religieux" auquel nous ont habitués les structures ultérieures de l’institution ecclésiastique. Le moine est tenu avant tout à se   souvenir de Dieu, c'est une fonction prophétique, une annonce eschatologique, il est tenu "ad perpetuam Dei memoriam", dira encore St Jean Cassien. Et dans le contexte monastique, se souvenir de Dieu n'est pas une opération psychologique. Le mot grec "Anamnèse" rend mieux son contenu concret : il tend à la présence. On ne se souvient pas de Dieu si ce souvenir ne devient pas Parousie. Et nous savons que l'Anamnèse a un sens eucharistique : dans l'Église byzantine, le canon d’anaphore s'appelle ainsi. Ce souvenir intérieur de Dieu tend à se transformer en présence vivante. Il est pour le moine le    goût anticipatif de la deuxième venue, une tension eschatologiaue. Il y a là déjà la plupart des traits dominants de l'hésychasme, si bien que les deux notions "Moine et "Hésychasme", sans se confondre restent entièrement associées.

 

           La signification spirituelle de cet acheminement

 

Nous continuerons donc de suivre cette tradition vers son point de culmination et de "crise" : le 14ème siècle athonite, où l'hésychasme se trouvera alors en état de situation polémique et de contestation qui le rendra plus visible à l'histoire et plus perceptible à notre connaissance.

Il faut revenir sur ce point : comment, et par quelle voie l'hésychasme s’achemine-t-il à travers ces siècles (du 4ème au 14ème athonites) ? C'est une question qui doit être posée et qui est toute de finesse. Car pour nous, la transmission d'une doctrine, d'un esprit ou d'un système de valeurs, se fait par des structures établies et scolaires, principalement par l'Ecriture (lettre, sommes sous le signe de l'Ecriture objectivée, c'est elle qui fixe une situation et la perpétue, surtout quand s'y ajoutent d'autres systèmes du même ordre : Radio, cinéma, télévision... Tout ceci représente un ensemble efficace d'instruments de communication qui peuvent être délimités, définis, circonscrits et qui sont plus "forts" que nous. Souvent, ce sont ces structures qui nous pensent. Elles modifient notre pensée, nous empêchent d'exercer, au moment où nous croyons être les plus brillants penseurs et que nous répétons seulement des idées, à la manière de

Or, on ne peut appliquer cette situation à la transmission d'une tradition spirituelle. Le cas est tout-à-fait différent pour l'Eglise Orthodoxe, ce terme de "tradition" est essentiel. La tradition elle aussi doit être reprise et comprise à partir de son élément fondamental, à savoir la transmission de réalités vivantes et personnelles, communiquée sur le mode d'un partage organique un passage de personne à personne. C'est pourquoi, au long de ce cheminement, il faut regarder plus en profondeur que ne le permettent les signes extérieurs et objectivés ! accorder, par exemple, toute son attention à un document-signe qui surgit à un moment déterminé (une icône au monastère de Ste Catherine, au Sinaï, au 6ème siècle) un texte relatant une expérience spirituelle ou une biographie composée par un disciple averti, qui nous mettent sur la piste de la tradition puisqu'on y reconnaît par ex. un saint en prière, en attitude d'orant hésychaste, ou le récit de l'oraison du cœur.

C'est-à-dire que la transmission vécue nous met devant une sorte de courant de vie ; c'est la vie spirituelle elle-même qui engendre la vie en se transmettant d'un être vivant à un être vivant. Ce qui explique son admirable plasticité interne : la tradition n'est pas rigide comme un "système" de théologie, elle épouse de l'intérieur la vie, elle peut donc intégrer les acquisitions nouvelles selon les exigences du temps charismatique tout en restant identique à elle-même. Elle est aussi souple que la vie. C'est pourquoi un Père spirituel qui veut initier son fils n'enseigne pas une théorie. Il essaye de saisir un état intérieur, une vie personnelle pour les ancrer en Dieu jusqu'à ce que ses fils soient capables de devenir des êtres vivants de cette prière. Et cela explique également que, pour la théologie orthodoxe, la tradition n'a jamais été réduite au magistère officiel (Avant le concile Vatican II, la "tradition" tendait pratiquement à s'identifier, pour la théologie occidentale aux actes du magistère ecclésiastique).

Pour l'Orient, elle ne peut dépendre d'un acte d'autorité formelle et conceptuelle, elle est avant tout un mystère de vie et de grâce, ce qui fait la vie même de l'Eglise. Si elle n'était qu'une institution obéissant à des formules, sans "créer" par la vie de l'Esprit des réalités nouvelles, elle ne serait pas fidèle, de cette fidélité créatrice que son Seigneur attend d'elle entre le ramier et le deuxième avènement. Tout homme, celui qui s'engage dans la voie de l'Esprit pénètre une "tradition", de même la tradition le pénètre et le porte plus loin, plus haut. Il ne faut donc pas s'étonner si de tous les temps, les moines avaient l'habitude de composer des "recueils", appelés parfois "Philocalies", de textes spirituels appropriés à leur état respectif et qui jalonnent la route de la Tradition comme autant de signaux indicateurs.

Celui qui est vivant évolue, il lit les textes sacrés, il médite, il interroge, il témoigne ainsi de la montée de l'homme vers son image totale, définitive. De même l'hésychaste suit des étapes, il cherche auprès de son guide spirituel ou dans la Tradition les textes qui lui parlent, qui lui expliquent son propre état, et parfois il en ajoute lui-même. Ainsi cet acheminement spirituel de la Tradition s'opère de façon organique, non mécanique, non de l'extérieur par décrets ou définitions.

Ce qui intéresse, c'est ce qui est constitué "de mon sang et de mon esprit". Parmi les premiers textes du désert, un apophtegme de l'Abbé Longinus dit : "Donne ton sang et reçois l'Esprit". Toute la définition du moine est là : le sang, notre principe vital se "transmue" en Esprit. Pour nous envoyer cet Esprit - son Esprit - Saint - Dieu s'est déchiré Lui-même, de cette déchirure que Jean a vu sur la croix ("Celui qui a vue en rend témoignage") : s'il en témoigne ainsi, ce n'est point pour noter le spectacle d'un crucifié. (Spectacle banal dans la Jérusalem d'alors.) C'est parce qu'il a vu l'Esprit de Dieu jaillir avec son sang et qu'il veut nous en rendre voyants ; c'est parce que dans cette déchirure, il a aperçu une autre origine et source du renouveau de l'être, l'Esprit. C'est cette vision qui se perpétue à l'intérieur de la tradition spirituelle de l'Orient hésychaste.

Cependant, il ne faudrait pas croire, malgré certaines apparences, que les moines aient été imbus de leur supériorité spirituelle au point de se considérer comme les seuls à jouir de la grâce de cette expérience. Un apophtegme de St. Antoine le Grand est bien caractéristique à cet égard. "Tu te crois le seul", lui est - il dit. "Tu n'es pas arrivé au quart des mérites de mon serviteur à Alexandrie". Il se rend alors dans cette ville et y trouve un laïc, un cordonnier, qui tout simplement faisait son travail, donnait une partie de son revenu aux pauvres, s'adonnait à la prière continue et "chantait le Trisagion avec les Anges" (Il avait, autrement dit, le sens de la prière perpétuelle et de la présence eschatologique). Or, ce "signe" est très important parce que la spiritualité orientale a toujours conçu la voie hésychaste comme une voie unanime et ouverte à tous. Et le fait n'est pas sans une profonde signification que, à partir du 14ème siècle athonite, elle sera épanchée, offerte au grand jour de l'Église afin de rencontrer plus tard (à partir du XVIIIe S.) les temps modernes, temps de recherche et d'inquiétude, où l'homme, au risque de sombrer dans une vie impersonnelle, affronte un nouveau destin grandiose et ambigu à la fois. La prière hésychaste lui proposera alors une voie d'équilibre spirituel, de force intérieure de souvenir de Dieu et de lien vital avec son avènement dans l'histoire. Tout ceci confirme en fait, l'esprit et l’ostentation originels de cette tradition spirituelle.

Pour jalonner donc son itinéraire, nous disposons des noms connus, parfois, il est vrai "mystérieusement faux". Mais cet aspect qui relève de la recherche historique, n'a qu'une importance secondaire pour notre propos. A ce degré de rigueur, le vrai et le faux ne sont pas dans les noms. Il ne s'agit pas d'exiger la carte d'identité des témoins de la tradition. On ne sait pas très bien, par ex. qui était Macaire l'Egyptien. Il suffit de constater qu'il s'agit là d'un esprit vertigineux, éblouissant par sa modernité, (ce mot devant être entendu non dans le sens de "mode", mais dans ce qui parle à un instant donné pour susciter chez l'homme une réponse créatrice, non conformiste.) Il nous vient avec une authenticité et une intensité de vie qui le rendent présent à l'instant. Dans ce sens, Macaire est d'une modernité fascinante. Mais était-il Macaire, Siméon de Mésopotamie, on n'en sait rien... De même, l'attribution des œuvres d'Evagre le Pontique à Nil l'Ascète ... Pour se situer dans cet univers mouvant de la tradition, il ne faut pas toujours insister sur l'identité objective et matérielle des auteurs. Plus que des êtres individuels, ces noms désignent des témoins, des organes d'expression, de relais de la tradition, et leur personnage importe à un degré moindre. Dans la mesure où la tradition les a incorporés pour en faire le noyau d'une création toujours plus vaste, ils sont authentiques. Ils enrichissent la tradition et ils la vivifient en se vivifiant eux-mêmes. Ainsi pour marquer le cheminement du courant hésychaste : les Pères du désert, Evagre le Pontique, les écrits réunis sous le nom de Macaire ("Macariana"), Diodoque de Photicée, Hesychius, Jean Climaque, Philothée le Sinaïte, Syméon le Nouveau Théologien...

Pour parler de Jean Climaque, auteur très connu et goûté en Orient aussi bien qu'en Occident (la version française de son "Échelle du Paradis" faite par un des Messieurs du Port-Royal, Arnauld d'Andilly, est célèbre) Son livre, véritable synthèse et "Somme" monastique de la tradition antérieure, est sous-tendue par la thématique hésychaste, exprimée dans des formules axiomatiques qu'il nous faut savoir déchiffrer aujourd'hui. Ainsi : "Le vrai moine : un regard immobile de l'âme et un sens corporel inébranlable Le moine : une lumière qui ne s'éteint pas à l'œil du cœur" (L'œil du cœur désignant l'intériorité de l'Esprit en moi, toujours en alerte, et qui ne peut être surpris ni dérouté mène si le moi se trouve dans l'angoisse et le trouble). Formules proches de tant d'autres, très anciennes, rencontrées chez tous ceux qui ont expérimenté le mystère de Dieu et dont l'expression du Cantique des Cantiques constitue une sorte d'archétype ; ("Je dors, mais mon cœur veille").

"La solitude du corps", dit-il encore, "est la science et la   paix de la conduite et des sens. La solitude de l'Âme est la science des pensées et un esprit inviolable ... L'ami de la solitude, c'est un esprit vaillant et inflexible en faction sans sommeil à la porte du cœur pour renverser et occire ceux qui s'approchent" (= les passions, la fantasmes.) "L'hésychaste qui sait n'a plus besoin de paroles ... Il est illuminé par la science des œuvres". Toujours le recours ultime à l'expérience qui, guidée par les paroles, s'en libère. Et d'ailleurs, Isaac le syrien disait : "Les paroles appartiennent à ce siècle ; le silence est un mystère du siècle à venir" (Le silence, non le mutisme. Le mutisme est un "Je ne parle pas". Mais le silence est une plénitude de Présence qui communique l'être au-delà de la parole).

Et voici une autre formule, souveraine, pourrait-on dire, de Jean Climaque : "Hésychaste est celui qui, - o paradoxe - s'efforce de circonscrire l'infini de l'esprit dans la petite demeure   de son corps". (Autrement dit ; concentrer, maintenir dans la corporalité qui détruit notre condition humaine, l'incirconscriptible - l'infini de l'Esprit de Dieu.)

Après Jean Climaque, nous allons enjamber les siècles pour arriver au tournant des millénaires et y rencontrer la figure d'un grand spirituel hésychaste, Saint Syméon le Nouveau Théologien (917-1022). Il s'impose dans cette enfilade de noms connue quelqu’un d’exceptionnel. Et, d'abord, son surnom en dit long. A part les innombrables "professionnels", trois personnages seulement ont mérité, dans l'Eglise Orthodoxe, l'appellation de "théologien" : Saint Jean l'Evangéliste, le Théologien par excellence (des témoignages qui remontent au 2eme siècle l'appellent déjà "Ho Theologos"), celui qui parle d'expérience vécue de Dieu, celui "qui reposait sur le sein de Jésus comme Jésus sur le sein du Père", l'Apôtre du dévoilement, celui "qu’ a vu la gloire", dont témoigne tout son Prologue, le fils du tonnerre, de l'éclair, qui a vraiment laissé parler le Verbe pré éternel. En second lieu, Grégoire de Nazianze, appelé aussi ”théologien” pour avoir su, au 4ème siècle, époque de grande tension doctrinale de l'Eglise (Arianisme etc.…) parler dans ses cinq "oraisons théologiques", du mystère de la Trinité. Et enfin Syméon le Nouveau Théologien, un moine visionnaire et prophète vivant, qui fait assez singulier, expose une sorte de spiritualité centrée sur la personne (non sur les grâces) de l'Esprit-Saint, cette face la plus mystérieuse de Dieu. Les "hymnes spirituels" (des traductions de ses œuvres ont été publiées en français soit dans "la vie spirituelle" des années trente soit, plus récemment dans les "sources chrétiennes") par exemple, loin de représenter de la lyrique dévotionnelle, constituent le récit d'une "gnose", d'une connaissance vécue se transformant en célébration, en hymnologie, prise dans le tourbillon de l'adoration. C'est lui encore qui insiste beaucoup sur cette notion de theosis : définition - par compénétration du feu brûlant et incréé de l'Esprit qui, à l'instar du buisson ardent, pénètre la nature créée, la rend paradoxalement ignée sans la consumer, l'anéantir. Ses contemporains l'ont appelé "le Nouveau" parce qu'il théologisait comme Jean, le Bien-Aimé", et comme lui, parlait d'expérience : "Nous avons vu, touché ...", - sous l'invocation de la personne même de l'Esprit.

               

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fondation du Mont-Athos

 

 

Cependant, presque à la même époque, un événement assez déterminant pour l'histoire de l'Eglise byzantine a lieu : la fondation de la Ste Montagne. Dans ce monde secoué, tourmenté, dans cette histoire tellement agitée et confuse de la fin du premier millénaire, les moines se trouvent un site, le Mont-Athos. "Il convient de rappeler, un instant, les circonstances qui accompagnèrent l'émergence historique de la Sainte Montagne. (Cf. André Scrima, "Rythmes et fonction de la tradition athonite", pp. 302 sq.) A-t-on assez remarqué Jusqu'à quel point celle-ci coïncide avec une charnière, plus exactement avec un partage des temps ? Partage des temps, s'il en fut, que cette période complexe située aux abords de l'An Mille.

 

Célèbre surtout en Occident, l'époque offre néanmoins à la morphologie de l'histoire l'occasion de dresser entre chrétienté orientale et chrétienté occidentale un parallélisme où la différenciation joue déjà sa part. Nous n'allons certes pas - est-il besoin de le dire - réifier ce jalon chronologique de valeur premièrement symbolique, autour duquel, entre les 16ème et 19èmes siècles, divers historiens ont cru pouvoir entretenir la légende d'une petite apocalypse vécue dans la terreur et les bouleversements.

N'empêche que la période ainsi dénommée exprime d'une façon significative, le sentiment d'un nouveau départ. En schématisant à l'extrême, sans toutefois faire violence aux faits, ni à leur interprétation consacrée, on aura d'un côté la rupture des niveaux, maintes fois décrite, du Moyen-Age occidental. Le temps, pour y avoir accompli, si l'on peut dire, une première lente gestation durant les siècles précédents, se dilate, entre en expansion indéfinie, aspire, afin de mieux remplir sa fonction, à de multiples "renaissances". Les institutions sociales et politiques de la civitas christiana s'affermissent ; les cités dialecticiennes, sises à l'occident, abritent les universités où la théologie et l'esprit du temps s'interrogent réciproquement, tandis que dans la profondeur des consciences germe l'inquiétude nouvelle, et combien féconde parfois : la foi va-t-elle jamais rattraper le temps ? [Ne] saura-t-elle jamais s'intégrer dans ce qu'on ne tardera pas d'appeler l'évolution de l'humanité, l'évolution tout court ? "La terreur de l'An Mille est passée, l'Occident s'engage dans l'élan terrestre.” On aurait cru que le monde, secouant ses vieux haillons, se revêtait partout de la blanche robe des églises neuves", dit Glaber.

 

Tournons-nous du côté de Byzance... "Son âge héroïque s'achève". L'année de la bataille de Manzikert (1071) qui livra aux Turcs seldjoukides l'hinterland anatolien et Syrien voit aussi, à l'autre bout de l'Empire, Bari tomber au pouvoir de Robert Guiscard.

Cette double poussée convergente amorce la dislocation du corps historique de Byzance ; à deux siècles d'intervalle chacune, la conque ce par les croisés et l'occupation par les Turcs de la ville impériale la parachèveront. Du moment qui nous retient, à la jointure des millénaires, l'apogée précède de peu le déclin. C'est précisément l'époque de la fondation athonite ; d'un mot dont nous reconnaissons volontiers le caractère abrupt, nous dirions que c'est l'époque où, pour se survivre, le temps de Byzance s'intériorise : il se prépare à devenir essentiellement tradition. Or, pour cela, il s'agissait aussi bien d'assumer de cette tradition les données fondamentales déjà existantes que de les conserver, les enrichir et les transmettre plus loin. Sans même penser au surcroît récent de prestige acquis aux moines durant les disputes iconoclastes, à la protection (assez équivoque, devrait-on dire, parce que comportant des privilèges économiques excessifs) d'un Nicéphore Phokas, et d'autres potentats byzantins, c'est au corps monastique que revenait normalement en Orient, le ministère de la tradition sous son aspect de spiritualité vécue et de magistère prophétique. (...) L'étude de l'histoire et de de la spiritualité athonites nous paraît, à ce propos, particulièrement précieuse, car elle met nécessairement en évidence le caractère fondamental du monachisme oriental dans son ensemble : celui-ci est, avant tout, une tradition. Sans ignorer, cela va de soi, les prescriptions institutionnelles et canoniques, l'état monastique se définit essentiellement pour l'Orient, comme une transmission (paradosis) des réalités vivantes et personnelles communiquées précisément sous le mode d'une tradition organiquement rattachée à la tradition intégrale de l'Église. Les formes de vie matérielle, les structures spécifiques élaborées au cours des âges monastiques (et qui manquent la continuité créatrice avec "le temps auroral" de la tradition) demeurent ainsi étroitement associées les unes aux autres - cénobitisme, érémitisme, vie lauriote - ouvertes les unes aux autres : ecclésial de par sa nature, le monachisme oriental est coextensif à la vie de l'Eglise perçue dans son unité et dans sa pluralité concrètes. C'est dans ce fait qu'il faut chercher, à notre avis, la raison première de sa souplesse interne, du manque de cloisonnement rigide entre ses cadres institutionnels, aspects qui ne laissent pas de dérouter une recherche insuffisamment avertie. Une tradition monastique intégrée à l'Eglise d'une façon "immédiate", pourrait - on dire, en vertu de ses éléments essentiels - liturgie, spiritualité vécue, dogme -, requiert moins, on s'en aperçoit peut-être, des "fondateurs", au sens étroit du terme, que des "Pères" et des "témoins" de son esprit. La "Règle" elle-même y conserve le sens fondamental d'une "voie" de vie ("typicon") évoluant avec celle-ci à la lumière du discernement du Père spirituel, et du "consensus Ecclesiae", sans se figer en un texte immuable, plaqué, en quelque sorte, sur du vivant" (André Scrima, loc. cit., p. 306).

 

Ainsi le temps de Byzance renonce à l'historicité, à l'extériorité, pour devenir un temps spirituel. Et le magistère, sous son aspect prophétique, revient dans ce cadre, aux moines.

Le Mont Athos avait connu sa pré-histoire sacrée. Déjà Eschyle l'avait nommé comme une enceinte mystérieuse, comme lieu d'un événement spirituel invisible. ("Allons à l'Athos où Zeus lui-même habite") Et à l'heure du déclin de Byzance, il laisse prévoir sa fonction singulière à l'intérieur de la chrétienté orientale où il se prépare à devenir l'enceinte (enceinte exiguë territorialement 60x100 Km) de toute la tradition de vie monastique. Ce qui plus est, elle la prolongera également en raccourci matériel alors que ses institutions sombrent ailleurs sous la marée musulmane.

L'Egypte, en effet, s'était depuis longtemps, éteinte en tant que matrice spirituelle. Il n'en restait, tout près, que le Sinaï, petite enclave prédestinée. (On se souvient comment, de façon assez mystérieuse d'après la légende, les moines du Sinaï avaient rencontré un bédouin "réservé à un grand destin" appel' Ahmed, qui leur signa un acte pour déclarer le monastère sacré et intangible pour tout le monde musulman.)

En Palestine, il ne restait que quelques monastères en souffrance. En Syrie, ils étaient pratiquement abolis.

 

De Byzance ne demeurait plus que la ville impériale et les établissements monastiques et îles grecques limitrophes (Patmos). Alors le monachisme oriental reflue vers l'Athos qui se prépare miraculeusement à l'accueillir. La tradition hésychaste y trouvera donc aussi un lieu de choix. En 963, la première Laure est fondée par St. Athanase l'Athonite, et peu à peu vient se   concentrer là le plus vivant des monastères orthodoxes qui exerceront aussi une grande activité culturelle et artistique.

               

La controverse hésychaste

 

Bien que conçu comme un haut-lieu de l'Esprit, le Mont Athos n'échappera pas, quelque 2 siècles à peine après sa fondation à la dure épreuve et au destin de toute chose périssable, la décadence. Et cela pour plusieurs raisons.

Avant la fondation de la Grande Laure, l'Athos avait été habité par des anachorètes, et, il restait entravé toujours situé sous le signe de l'érémitisme, qui incarnait un idéal plus radical que celui plus mitigé, des cénobites. Ceux-ci l'emportèrent statistiquement, imposèrent leur style et, peu après, une autre forme de vie, "l'idiorythmie" (compromis entre la vie personnelle indépendante du moine et la vie de communauté) contribue davantage encore au relâchement de l'esprit monastique.

Une autre cause de la décadence fut le résultat d'une certaine aberration de la piété de l'époque.

Ces monastères croulaient sous les dons pieux qui venaient de l'extérieur : Empereurs et nobles qui voulaient se faire pardonner leurs crimes ou leur puissance comblaient les monastères de donations. (C'était comme si les moines assumaient une fonction psychanalytique...) On arrivait à octroyer, par ex., à tel ou tel monastère les droits d'un poste de douane déterminé, ou des impôts, et voilà ces pauvres moines qui se découvraient soudainement immensément riches. Tout cela, à partir du Xll-ème, XlII-ème siècles entraina un déclin net, mais pas total cependant.

L'Esprit ne cessa pas de souffler là où il voulait. On cite ainsi le cas d'un abbé qui, devant l'insensibilité de ses moines, après avoir longuement réfléchi et prié, mit lui-même le feu au monastère qui brûlât avec toutes ses richesses.

 

Le lendemain les moines recommencèrent péniblement le travail de reconstruction, en ramenant de loin la terre et les pierres sur leur dos, renouant ainsi avec leur dépouillement. Un autre cas beaucoup plus significatif, nous est livré, par la figure historique (il a sa place vérifiée dans le martyrologe orthodoxe), d'un moine bizarre, Maxime le Kapsokalivis (littéralement : le "brûleur de huttes"). Au XlII-ème siècle il pratiquait sur cette contrée monastique décadente, une forme de contestation religieuse véhémente, presque comme depuis les origines de la vie monastique orientale, le "fou pour le Christ". C'était une catégorie (peu nombreuse) de moines qui pour le seigneur "se faisaient fous" : ils renonçaient non seulement aux exigences de leur corps, mais aussi au dernier rempart de l'ego, l'apparence d'être raisonnable. S'ils devenaient, dès lors, l'opprobre et la risée de tout le monde, ils cachaient, à l'intérieur, une vie apocalyptique, la vie tendue vers Dieu qui vient, s'accompagnant parfois, de véritables dons de visionnaire, de "déchiffreurs" de l'événement historique ou du "cœur de l'homme" (Un exemple typique, à cet égard, est celui de St. André le fou pour le Christ, ayant vécu à Constantinople au IXe s.)

 

Ainsi donc, Maxime Kapsokalivis, alors que les monastères sombraient dans la "dolce vita", se construisait des huttes, il y habitait quelque temps et puis il les brûlait pour partir plus loin. C'était comme un défi perpétuel lancé aux moines installés d'alentour. La quête de l'Esprit n'avait donc pas cessé sur la Sainte Montagne, malgré la décadence. C'est à ce moment que, venant de Sinaï, arriva sur l'Athos un moine qui restera un très grand nom de la tradition hésychaste. Il s'agit de Grégoire le Sinaïte (1255 - 1346) Il est porteur d'une mission en quelque sorte "secrète" et, en tout cas essentielle ! celle de restaurer une vie spirituelle. Il entreprend une croisade de l'anamnèse - du souvenir - de - Dieu sur l'Athos de par sa présence et sa vie qui creusent des fondations plus profondes que celles des institutions extérieures. Il rencontre d'abord Kapsokalivis, il se fait des disciples et le renouveau spirituel de l'Athos commence sous le signe de la spiritualité hésychaste.

Grégoire le Sinaïte est lui aussi, obsédé, pour ainsi dire, par l'Esprit Saint, sans cesse porté en avant par le désir d'établir avec lui une communication vitale, existentielle, non seulement théorique ou notionnelle. Quelques paroles de son héritage spirituel (cf. la Petite Philocalie) : "La science de la vérité c'est essentiellement, sache - le sentiment de la grâce ... " "Sanctuaire véritable avant même la condition future le cœur sans pensées mû par l'Esprit. Tout s'y célèbre et s'y exprime pneumatiquement. Celui qui n'a pas dès maintenant obtenu cet état peut être, par ses autres vertus, une pierre qualifiée pour l'édification du temple de Dieu, il n'est pas le Temple de l'Esprit ni son pontife".

(Quelques siècles plus tard, à la fin du XVIIIème s. un autre grand spirituel orthodoxe ayant partagé son existence entre la Russie, l'Athos et la Roumanie, Païsié Velitchikovsky, dira en écho ! "Le cœur est l'autel et l'Esprit est le célébrant". Formule qui exprime en raccourci, la correspondance entre l'oraison hésychaste et la liturgie intérieure.)

Avec Grégoire le Sinaïte le renouveau de l'hésychasme recommence. En quelques décennies, l'Athos redevient une "centrale" spirituelle et, en même temps, il se constitue comme le foyer d'irradiation religieuse et culturelle des nouvelles terres orthodoxes (Terres slaves du Sud, Russie, Roumanie). A partir de la matrice athonite, la vie nouvelle se répand à travers une silencieuse épopée qui se poursuit, pratiquement, presque aux grands bouleversements du début de notre siècle.

C'est précisément l'époque où Grégoire Palamas vient sur l'Athos en ermite.

Les débuts de la querelle. - C'est en l'année 1330 que la dispute hésychaste éclate au grand Jour dans des circonstances dont nous allons résumer les grandes lignes. On est à Byzance, où l'on se passionne encore pour les discussions théologiques ardues, pour les joutes de l'esprit, tandis que la situation de l'Empire devient de plus en plus précaire du fait de la montée de l'Islam. L'affaiblissement de l'Etat et de la société avaient, d'ailleurs, commencé depuis longtemps.

Au siècle précédent, en effet, Constantinople avait été occupée et pillée beaucoup plus qu'elle ne le sera plus tard par les musulmans, par les armées de la 4ème croisade venues de l'occident. C'était un peu la revanche de la nouvelle humanité jeune et guerrière, des "barons francs" qui se rue sur un empire vieux mais qui ne veut pas mourir.

La réputation de Byzance, ville de richesses inouïes, avait enflammé depuis toujours les concupiscences du monde, et cela valait bien qu'une entreprise "sacrée", comme celle de la croisade, fût détourné vers un objectif terrestre beaucoup plus profitable... La mise à sac de Constantinople en 1204 marque la grande rupture entre l'Orient et l'Occident chrétiens : on se rend compte que, finalement, la croix n'est plus assez puissante pour empêcher, entre des frères, un massacre à basses motivations. Les conséquences de ce traumatisme historique et psychologique se feront longtemps sentir, surtout au sein de la chrétienté orientale.

 

A cette même époque, l'Empire est en outre souvent déchiré par des luttes intestines. C'est dans ce contexte d'ensemble qu'il nous faut situer le déclenchement de la dispute hésychaste. Elle a pour protagoniste un moine calabrais (on disait aussi "Italo-Grecia" à cause du passé hellène de l'Italie du Sud, "Magna Graecia"), nommé Barlaam qui vient à Constantinople pour donner, entre autres, à l'université de cette ville, un cours sur Denys l'Aréopagite. Barlaam était lui-même un produit de la première "Renaissance" occidentale du Xlle - XlIIe s. formé à l'école d'une théologie occidentale nouvelle qui, sans oublier l'intention dernière de toute théologie, se présentait déjà comme système de culture plutôt que spiritualité (Thomisme et les autres courants de l'époque). Il passe quelque temps à l'Athos et, de retour à Constantinople, lance des diatribes fulminantes contre les moines hésychastes. On constate, chez lui, l'attitude d'un homme normalement insensible, si l'on peut dire, à cette autre forme de vie spirituelle et de théologie. C'était finalement un esprit mondain, sûr de sa science faite de raffinements culturels, qui avait plus ou moins situé tous les problèmes de la foi dans des concepts. Il donne, par conséquent, de l'hésychasme une présentation caricaturale ou l'on peut lire son impuissance à comprendre. Un seul exemple. Il dit : "ils (les moines athonites) m'ont appris des pratiques abominables. Ils disent que l'Esprit Saint habite le nombril. C'est, en effet, grâce à Barlaam que le terme dérisoire d' "omphalopsychisme" (c'est-à-dire : la psyché dans le nombril) a été associé aux hésychastes. Or, il s'agit d'un contre-sens flagrant : omphalos, en grec, signifie, de fait, nombril, mais comme application du sens plus général de centre, et le cœur est le centre par excellence. Dans le langage traditionnel des religions orientales l'omphalos désigne des lieux consacrés, des centres de force et d'influence spirituelle.

Grégoire Palamas riposte ce qui entraîne des contre ripostes (a cela se mêlent également certains facteurs de politique intérieure. Deux conciles ont lieu (dans les tribunes de Ste Sophie, en juin et août 1341) pour trancher la question. La tradition hésychaste est reconnue pure de toute hérésie. On incite Barlaam, condamné à se tenir tranquille. Balaam se tait, mais l'affaire n'est pas conclue pour autant. D'autres organistes prennent la relève de Barlaam contre l'hésychasme, notamment le moine bulgare Achyndinos.

Sur ces entrefaits l'Empereur Andronik III Paléologue meurt, son épouse (Anne de Savoie) assure la régence. Le patriarche, Kalékas, adversaire de Palamas, fait arrêter celui-ci sans reconnaître les décisions du Concile ; mais cette mesure excessive fut blâmée par l'impératrice elle-même. Palamas est libéré Entre temps, le Tome hagiorétique (de la Ste Montagne) composé par Palamas et souscrit par tous les moines de l'Athos, fait connaître la doctrine hésychaste dans sa teneur traditionnelle un peu partout dans l'orthodoxie. C'est alors que l'adversaire politique d'Anne de Savoie, le régent de l'Empire, Jean Cantacuzène Empereur. Il convoque en 1351 un synode qui approuve solennellement la doctrine de Grégoire Palamas et l'hésychasme. Il condamne Achydinos. Barlaam quitte librement Constantinople et il finit sa vie en Italie en enseignant le grec au poète Pétrarque. L'empereur Jean devient moine à l'Athos et Palamas est sacré (en 1347) archevêque à Thessalonique. Il déploie une grande activité pastorale qui nous a valu certaines de ses plus belles homélies théologiques, il prêche contre les richesses iniques et injustices sociales de la ville de Thessalonique où il s'éteint en 1359.

Le tome synodal du Concile de 1359 est devenu partie intégrante de l'Office byzantin. Canonisé en 1368, sa fête est célébrée le 14 novembre. Le calendrier orthodoxe fait également mention de St. Grégoire Palamas le deuxième dimanche du Carême, après le dimanche de l'Orthodoxie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Théologie de l'hésychasme

 

 

Nous l'avons déjà souligné, le rôle majeur de la controverse hésychaste du XlVe s. fut de révéler : au double sens de faire découvrir aux et par les autres l'existence et le sens de ce courant de spiritualité, et de faire apparaître, rendre visible presque dans l'acception photographique du terme "révéler" l'image jusqu'alors latente de tout un univers théologique de la tradition orientale.

La "crise" avait été suscitée, nous l'avons brièvement vu, par le choc inévitable entre les systèmes théologiques conceptuels naissant en Occident, et les données d'une théologie traditionnelle qui ne dissocie pas doctrine et spiritualité ; l'expérience vécue de la foi étant déjà pregnante du sens de Dieu vivant avant même de recevoir une mise en forme intellectuelle. Or, il devint évident que la communication ne s'établissait pas, au XlVe s. entre cette dernière vision caractéristique de l'Orient chrétien et les catégories de réflexion théologique représentées par Balaam. De polémique en apologétique, et de méfiance en diatribe, on ne fit guère, à l'époque, avancer le dialogue : mais si celui-ci était, de toute façon prématuré et ne pouvait venir, comme toujours qu'en ”temps son temps", la conjoncture d'affrontement doctrinal permit précisément le dévoilement de ce qui était caché, autrement dit le passage de l'"implicite vécu" à l'explicite articulé, présenté comme connotation théologique de la spiritualité vécue. Le résultat final peut être présenté comme une conclusion emportée non par un système théologique personnel (un "isme") ou une école particulière de pensée mais, à la manière de l'Orient, comme une conclusion d'Eglise. Il s'agissait, en effet, pour l'Eglise de reconnaître son visage traditionnel dans telle ou telle des positions engagées dans cette polémique.

En quoi se vérifiait, une fois de plus, une vérité profonde : le logos de l'Eglise, qui est le logos humain mis en mouvement et inspiré par le logos de Dieu et son Esprit, s'articule, se définit et se met en forme sous l'effet d'une tension qui le fait parler sans l'enfermer dans un système. Il y a de fait une différence qu'il ne faut pas perdre de vue entre "système" qui est volonté rationnelle et quelque peu forcée de donner une expression achevée, définie de la vérité et la forme de la parole de l'Eglise qui reste une configuration de sens ouverte à sa vie, mieux : à l'avènement du dessin de Dieu dans l'histoire. Le logos donc de l'Eglise passera nécessairement, pour s'articuler, par l'épreuve du choc de la rencontre avec le logos de l'histoire, de ce qui est mis en mouvement par le temps historique. Il y a une sorte d'intersection et parfois de heurt entre temps apocalyptique et temps chronologique, entre le temps du Christ en gloire et le temps de son "occultation" terrestre que parcourt l'Eglise entre la Pentecôte et la Parousie. Le sens le plus profond de la "doctrine théologique" demeure celui d'un déroulement, aux yeux de la foi vécue, de la vérité de ce Christ ressuscité "historiquement invisible", eschatologiquement déjà présent". Si la doctrine hésychaste était jusque-là vécue implicitement, elle est maintenant explicitement proférée. L'Eglise orthodoxe a pris alors, au XlVe s. ses responsabilités : reconnaissant dans l'hésychasme sa doctrine traditionnelle, elle y a contemplé simplement, un reflet du visage eschatologique de son Seigneur et Maître.

Quels sont donc les grands traits et si l'on peut dire, le "contour" de cette doctrine ? Et encore comment s'est opéré vu de l'intérieur, le passage de l'expérience spirituelle vécue à son expression formelle, réfléchie, constituée en tant que doctrine théologique ? Sur quels points d'articulation cette élaboration s'est-elle appuyée ? Tout d'abord rappelons que l'hésychasme n'a pas manqué de témoins traditionnels. Tous les noms que nous avons déjà cités, représentaient autant de porte-paroles de la tradition qui non seulement vivaient l'expérience spirituelle mais s'efforçaient aussi de la communiquer. Il n'en reste pas moins vrai que, traditionnellement, la spiritualité hésychaste restait axée sur trois éléments majeurs :

1) L'oraison intérieure ("du cœur") riche de substance théologique vécue comme doxologie.

2) Une méthode, partie intégrante de la formation spirituelle, enseignée de maître à disciple.

3) Une réflexion personnelle communiquée sous forme de texte (traité, centuries, lettres).

Inutile de rappeler que cette structure de spiritualité ne dépendait pas d'un cadre d'institution scolaire : conformément au style oriental, elle restait solidaire du feu de l'expérience vécue, au XlVe siècle, lorsque la crise a éclaté, cette même tradition trouve ses porte-paroles autorisés chez les moines du Mont Athos, notamment en la personne de Grégoire Palamas. Lui-même d'ailleurs, n'a jamais prétendu faire autre chose que rendre témoignage à la tradition unanime de l'Eglise en recourant à la lecture consonante des Ecritures Saintes, en invoquant l'autorité des Pères, on se référant, enfin, au magistère de l'expérience. Certes une fois mise en présence des nouvelles tendances de la théologie systématique de l'Occident, cotte tradition orientale ne pouvait plus se faire comprendre : l'Occident, tout occupé à forger ses nouvelles catégories de pensée - conceptualisme, nominalisme, thomisme, passionnaient tour à tour les esprits - s'éloignait de plus en plus de la vision théologique de l'Orient.

Le conflit était non seulement inévitable, ainsi que nous l'avons dit, mais aussi vu de l'Orient, hautement significatif : conflit entre deux attitudes spirituelles qui engageaient le destin concret de l'homme chrétien à venir. En Occident, cet homme chrétien s'oriente vers une théologie abstraite, sorte de connaissance dialectique, notionnelle. Ceci ne veut certes pas dire qu'en Occident il n'y avait plus d'expérience spirituelle, loin de là : la sainteté ne dépend pas de la théologie : cependant, la dichotomie s'accentuait de plus en plus entre l'expérience spirituelle vécue et les expressions théologiques abstraites. La crise qui devait aboutir à la Réforme du XVIe S. s'y trouvait déjà pré-inscrite et, à vrai dire, elle continue jusqu'à nos jours. Pendant ce temps, en Orient, la doctrine théologique ne sort pas de l'horizon des mystères vécus du Dieu incarné. La Pâque - mort-Résurrection - reste en quelque sorte, le thème unique et le chiffre de la pensée théologique. Sans donc parler d'archaïsme (car la tradition vivante n'est pas une stase mais au contraire, un mouvement continuel de l'Esprit), le souci spontané, organique d'une fidélité créatrice dans la tradition spirituelle, caractérise davantage l'Orient chrétien profondément imprégné par sa vie liturgique. Lors de cette confrontation entre deux mondes théologiques, les passions humaines, il va de soi, s'en sont également mâchées de part et d'autre. Comme toujours, il faut savoir décanter cette part pénible de notre misère afin de faire jaillir, à travers, la vérité de Dieu- Or, toujours vu de l'Orient, l'enjeu théologique et spirituel de la controverse était autrement profond. Quelle option prendre ? S'engager du côté de la nouvelle théologie abstraite et discursive, ou bien continuer de vivre de façon créatrice dans la ligne de l'expérience traditionnelle, fidèle aux vérités et aux mystères du Christ Ressuscité aussi bien qu'à la destination eschatologique de l'être ? L'option des "byzantins" fut claire et représentative, et c'est en l'explicitant que Palamas fut amené à formuler la doctrine hésychaste ainsi qu'il l'a fait.

 

 

Schéma de la doctrine hésychaste

 

Nous nous proposons donc de surprendre autant que possible et tout en traçant les grandes lignes de la doctrine hésychaste, la voie de passage ayant conduit des éléments de l'expérience vécue à la mise en forme doctrinale de l'hésychasme. Pour cela nous allons distinguer trois principaux niveaux d'élaboration !

1) Le trait dominant de l'hésychia, nous l'avons maintes fois souligné, c'est l'oraison par l'invocation du nom divin afin de centrer l'esprit dans le cœur. On se rend compte combien   cette formule engage une anthropologie elle-même indissociable d'une théologie sous-jacente : ce furent précisément, parmi les premières données explicitées lors de la controverse du XIVe siècle.

Nom > cœur : premier présupposé majeur de l'invocation du "Nom dans le cœur", c'est la concentration de l'esprit. Les hésychastes ont commencé par discerner, d'assez bonne heure, les connotations concrètes de la concentration, liées à notre condition humaine totale ; le rôle d'une certaine posture physique ; l'importance d'une certaine technique du souffle.

L'invocation du Nom signifie l'anamnèse, le souvenir constant de Dieu qui doit être maintenu dans le cœur. Or, après tant d'autres, les hésychastes avaient expérimenté la difficulté de l'oraison et de la concentration de l'esprit. L'esprit humain qui saisit tout, est lui-même insaisissable : "substance" subtile, il coule sans cesse, se dispersant dans toutes les directions de l'espace intérieur et extérieur. C'est pourquoi : la première exigence de la prière reste la concentration : Être présent à la prière, être prière, pour réellement invoquer le nom, pour vraiment vivre le souvenir de Dieu.

2) L'anamnèse conduit alors à la présence. Cependant, la pratique de la concentration ne manque pas de montrer la nécessité et le bien-fondé d'une certaine technique. La sagesse de l'expérience spirituelle fait comprendre, de par elle-même, la fonction de la posture physique, de la disposition du corps dans tout acte d'oraison intérieure qui n'oublie pas l'obligation de se concentrer. En approfondissant cette première évidence aussi à la lumière d'une lecture biblique ouverte au sens caché de certains passages scripturaires, on découvre la signification capitale du souffle dans notre insertion vitale dans l'ensemble de l'existence, et encore davantage pour notre devenir spirituel.

Le "respire" de l'homme représente son lien ombilical avec le cosmos, c'est connu quoiqu’insuffisamment compris. Néanmoins la relation évidente entre le rythme de la respiration et les états d'âme n'échappe à personne. Nous avons tous expérimenté le changement de la cadence du souffle sous l'empire d'une émotion violente (panique – "le souffle coupé", colère, halètement, désir, le souffle "alourdi"), ou bien, inversement, la possibilité de dominer et de modifier nos états intérieurs en "veillant", en dominant le rythme de la respiration. Bien sûr, la pratique de l'oraison hésychaste connaît et enseigne l'art (c'est le terme traditionnel) non pas par voie "scolaire" mais à l'intérieur d'un apprentissage vécu, et toujours avec un sens de la relativité de toute méthode par rapport à l'absolu de la liberté de l'Esprit.

Cet aspect de l'enseignement hésychaste - la méthode ou la technique - fut le premier objet des sarcasmes de Barlaam (et de tant d'autres après lui). Mieux instruits aujourd'hui de par les études en matière d'histoire des religions, et, aussi, par l'élargissement de l'horizon théologique, nous nous garderions aujourd'hui des réactions aussi impulsives et bornées que celles des polémistes anti—hésychastes du XIVe siècle. Un texte comme celui que nous allons citer maintenant (attribué à Syméon le Nouveau Théologien mais datant vraisemblablement du XII - XIII s.), bien que conçu à l'intention des solitaires, permettra de pressentir au moins, l'esprit de cette "technique" de la prière du cœur.

"Mais avant tout il te faut acquérir trois choses et de la sorte te mettre en route vers le but convoité : l'absence de soucis à l'égard des choses non justifiées en raison et justifiées     en raison ; c'est-à-dire la mort à toutes choses ; une conscience pure en te gardant de toute condamnation de ta propre conscience ; enfin ferme détachement de toute passion qui te ferait pencher vers le siècle présent ou mène vers ton propre corps.

Alors, assis dans une cellule tranquille, à l'écart dans un coin, fais ce que je te dis ; ferme la porte, élève ton esprit au-dessus de tout objet vain et passager. Puis, appuyant ton menton contre ta poitrine, dirige l'œil du corps en même temps que tout ton esprit sur le centre du corps, autrement dit le nombril (n.n. le cœur), comprime l'aspiration d'air qui passe par le   nez de façon à ne pas respirer à l'aise et explore mentalement le dedans des entrailles pour y trouver le lieu du cœur où aiment à fréquenter toutes les puissances de l'âme. Dans les débuts du trouveras une ténèbre et une épaisseur opiniâtres, mais en persévérant et on pratiquant cette occupation de jour et de nuit, tu trouveras, o merveille ! une félicité sans bornes. Sitôt en effet que l'esprit trouve le lieu du cœur, il aperçoit tout à coup ce qu'il n'avait jamais su, car il aperçoit l'air (n.n. l'espace intérieur) existant au centre du cœur, et il se voit lui-même tout entier lumineux et plein de discernement, dès qu'une pensée pointe, avant qu'elle ne s'achève et ne prenne une forme, par l'invocation de Jésus-Christ, il la pourchasse et l'anéantit. Dès ce   moment, l'esprit dans son ressentiment contre les démons réveille la colère qui est selon la nature, et frappe à la poursuite les ennemis spirituels. Le reste, tu l'apprendras avec l'aide de Dieu en pratiquant la garde de l'esprit et retenant Jésus dans le cœur ; car, assieds-toi, dit-on, dans ta cellule et celle-ci t'apprendra toutes choses (Cf. Petite Philocalie, pp. 215 sq).

Tout ce que nous venons de voir ressort, essentiellement, à un problème d'anthropologie lui-même inscrit dans un horizon de sens théologique. Et comme toujours quand il s'agit de "dernières questions, c'est le destin le plus concret, le plus immédiat de l'homme qui s'y trouve impliqué. Nous allons mieux le comprendre en nous tournant vers les origines historiques des options doctrinales en Orient et en Occident.

C'est Saint Augustin qu'il faut nommer en premier pour comprendre la vision anthropologique de la tradition chrétienne occidentale. Lui, le "père de l'Occident", reste aussi, en quelque sorte, le premier homme moderne. Quand nous l'entendons dire : "Quaestio mihi factus sum (je suis devenu un problème pour moi-même), nous le sentons tout proche, un contemporain ... Néanmoins, son génie immense est responsable d'avoir imposé à la conscience naissante de l'Occident chrétien la vision d'une déchirure dramatique, d'une rupture entre ”nature" et "surnature", entre "liberté" et "corps" et "esprit". L'esprit qui, pour sa "sensibilité et sa doctrine théologique se situe du côté de la grâce, s'accommode mal d'un corps qui, lui, est plutôt du côté de la nature et, comme tel, résisterait à la grâce de l'Esprit. D'ici le sentiment de la réparation du conflit entre les deux, d'ici également, la tonalité plutôt moralisante de cette théologie. (Le Jansénisme, d'ailleurs n’en est pas tellement loin). Pour cerner de plus près la position orientale, nous allons emprunter quelques lignes à une excellente présentation de la théologie de St. Maxime le Confesseur, mais qui pourrait définir, dans l'ensemble, la doctrine de l'Orient en cette matière :

« Alors qu'en Occident la "nature" distinguée de la "grâce" ou surnature, désigne assez tôt un principe de vie et une tendance fondamentale de l'être humain plus ou moins "antisurnaturelle", la spiritualité maximienne ne semble voir dans physis et  hyper physin que deux phases d'un développement unique. La nature, pour lui comme pour la plupart des Père, grecs, c'est l'homme-image de Dieu, c'est- à-dire la nature distraite de nos théologiens, plus leurs "dons prénaturels".

En conséquence, suivre la nature signifiera dans l'ascèse occidentale, aller à l'encontre de la grâce, mais, chez Maxime travailler dans le sens de la grâce, à refaire l'image divine. Notre loi de la nature est presque la loi du péché ; pour Maxime, elle désigne à peu près nos exigences de la grâce.

"Contre nature", dans la spiritualité grecque, s'applique à la passion et au péché (...) quant à la qualification de "surnaturel", elle est réservée à ce qui touche directement à la déification. (Ce qui lui permet de dire dans Ambigua 28, 64). "L'homme (...) demeurant homme tout entier, âme et corps par la nature, et devenu tout entier Dieu, âme et corps, par la grâce »1 (1).

Ainsi, en Orient, nature et grâce, loin de s'opposer s'appellent réciproquement, sans pourtant, jamais se confondre. Dans la dichotomie augustinienne, entre l'ordre du salut et l'ordre de la création, l'ordre du salut vient se plaquer difficilement sur l'ordre du monde, et les deux composent une sorte d’équilibre instable et toujours malaisé.

En Orient, cependant, la Création est vouée à l'Incarnation.

Celui qu'on nomme le "premier Adam" le Christ, précède l'Adam ”historique” (ou biblique) précisément parce que dans le dessein de Dieu consommé dans le Christ, l'Incarnation "sert" "assume" et transfigure la Création : en d'autres termes, celle-ci est destiné, à la déification. Et si le péché a dévié ce dessein, il ne l'a pas détruit : la créature ("nature" "liberté" "corps"), quoique "obscurcie" reste toujours capable d'entendre et d'accueillir Dieu.

Enfin ne l'oublions pas, sur l'héritage augustinien est venu se greffer, au XVIIe s. le cartésianisme. Entre "esprit" et "corps la distance s'accentue, elle est consacrée par la culture et la mentalité régnante.

Pour Descartes, l'homme est avant tout un esprit pensant. "Un ange qui habite, provisoirement une machine", dira-t-on plus tard pour décrire cette philosophie.

Devant cette conception occidentale, l'anthropologie de l'Orient, et donc l'hésychasme aussi, introduit et assume le corps dans l'énergie de l'Esprit et l'opération de la grâce. Son rôle n'y est pas indifférent. La "technique" représente cette disposition du corps qui se prête aux opérations de l'Esprit. D'un mot traditionnel en Orient, on peut dire que l'hésychasme nous propose, entre les deux, une "synergie" (correspondance, coopération).

Nous approchons maintenant le second élément.

2) L'articulation entre expérience spirituelle et doctrine hésychaste et, par conséquent, le deuxième niveau d'élaboration théologique palamite. La valeur déterminante est cette fois-ci, la notion même d'hésychia en tant qu'expérience spirituelle centrée sur le silence et la paix. Transposée sur un autre registre terminologique, cette expression recouvre le problème de la relation intériorisée (créée) – transcendance de (Dieu).

Plus strictement parlant, c'est le thème théologique de la ”connaissance de Dieu” qui est ainsi impliqué.

Rappelons, avant tout que le terme d'expérience spirituelle n'est nullement réductible à la "psychologie". Il y a certes, toujours la possibilité d'entreprendre une exploration, une étude psychologique des états spirituels de l'homme : on peut, par ex. légitimement parler d'une psychologie de la sécheresse (la "nuit mystique"), de la ferveur, de la prière ... "Expérience spirituelle" relève cependant d'un autre ordre de sens. Elle désigne l'ensemble de la vie selon l'Esprit plutôt qu'un état délimité. "C'est toute la vie intérieure qui apparaît comme une expérience", dit Diadoque de Photicée. Citons encore ce passage caractéristique de Pseudo-Macaire ; "... Ceux qui parlent de spiritualité sans y avoir goûté ressemblent À un homme qui chemine en pleine chaleur de midi à travers le désert, il dessine dans sa soif violente une source d'eau et se figure lui-même être en train de boire, cependant que ses lèvres et sa langue se dessèchent de soif. Ils ressemblent encore à quelqu'un qui parle de la douceur du miel sans y avoir jamais goûté, sans donc connaître le degré de douceur qu'il atteint. En vérité ils sont ainsi ceux qui parlent de perfection, de suavité et de liberté spirituelles sans avoir expérimenté la puissance de ces réalités et sans y croire fortement." Grégoire Palamas dans la "défense des saints Hésychastes" cite un texte assez semblable à celui-là "Les choses spirituelles sont inaccessibles aux gens sans expérience, mais la communion au Saint-Esprit peut être reçue par l'âme sainte et fidèle ; les trésors célestes de l'Esprit ne se manifestent qu'à celui qui les reçoit par l'expérience, tandis que le non-initié ne peut même pas les imaginer".

L'expérience spirituelle est donc corrélative d'un autre état de l'homme, au-delà du psychologique et du physique, eux-mêmes pris dans un autre espace de sens et de valeur. Désormais, c'est l'Esprit-Saint, celui que nous avons en nous depuis le baptême, qui agit et qui se rend sensible à l'homme. On comprend, dès lors, l'audacieuse insistance des "spirituels" orientaux sur l'Esprit-Saint en tant que Personne. On peut constater la continuité de l'aspiration, de la fidélité eschatologique fondamentale dans la tradition orientale : Si le Fils est venu, l'Esprit-Saint est dans le monde ; et pour certains Pères de l'Eglise Orientale, fidèles à l'héritage de St. Jean, le Christ est le Précurseur de l'Esprit. ("Il vaut mieux pour vous que je parte, car si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas à vous, mais si je pars, je vous l'enverrai" - Jn. 16, 7). Saint Syméon le Nouveau Théologien affirmait : "Si nous ne faisons pas l'expérience de l'Esprit-Saint, nous mentons en nous disant chrétiens". Or, toujours selon Macaire : "Si quelqu'un, ayant renoncé à ce monde, n'a pas reconnu en plénitude à la place de l'ancienne communion charnelle d'ici-bas la communion de ce qui est céleste, et qu'il n'ait pas à la place de la joie apparente du monde la joie intérieure de l'Esprit, la consolation de la grâce céleste et le rassasiement divin à contempler la gloire du Seigneur, selon qu'il est écrit, et pour tout dire qu'il n'acquière pas maintenant dans son âme la jouissance incorruptible à la place de la jouissance qui n'est que pour un temps, - c'est un sel qui a perdu sa saveur" (Ière Homélie, XII, PG 34, col. 461 D).

De cette expérience spirituelle, hésychia nomme deux composantes : silence et paix. Le premier n'est pas à confondre avec le mutisme. Il n'est nullement un retrait devant la parole, qui pourrait représenter une faute, une abdication, ou un confort. C'est plutôt le contraire. Le silence va plus loin que ses conditionnements extérieurs. Il est tout d'abord, dans le dépassement de toute dichotomie entre l'esprit et la parole, cette dichotomie entre le sujet et l'objet qui engendre précisément le "discours" (l'idée de "deux" de séparation). Il y a, enfin, dans les profondeurs du "silence" la saisie de l'être : devant l'essence, notre "parole" ne peut que se taire. C'est le silence qui, seul, peut signifier.

Quant à la paix, sur laquelle insistent tant les hésychastes, elle est celle du Seigneur : "Je vous laisse la paix, je vous donne "ma paix" (Jn. 14, 27)"Je ne vous la donne pas comme le monde vous la donne". "Silence" et "Paix" nous ramènent de nouveau devant un dépassement eschatologique, ils signifient "des mystères du siècle à venir". Les moines hésychastes ont, d'ailleurs, toujours nettement revendiqué, pour l'homme chrétien, la possibilité de préfigurer l'aion à venir. Tel le début du Tome Hagioritique : "Les doctrines qui, aujourd'hui, sont un héritage commun, connues de tous et ouvertement annoncées, n'étaient, sous la loi ancienne, que des mystères accessibles par avance aux seules visions des prophètes. D'autre part, les biens que les saints annoncent pour le siècle à venir constituent les mystères de la société évangélique, car l'Esprit rend les saints dignes de la vision et ils reçoivent ces biens et les voient par avance en qualité de prémices". Nous tenons ici très probablement, la signification essentielle et en même temps, "ultime", toute proche de l'indicible, de la notion d'"expérience spirituelle" selon la tradition hésychaste.

Tous ces points se trouvèrent, on s'en doute, au centre de la controverse du XIVe S. La réaction de Barlaam devant de tels postulats théologiques et spirituels est, jusqu'à un certain point, compréhensible : son incompréhension même semble "normale", sinon inévitable, si l'on pense à ses références et catégories théologiques. Celles-ci s'appuient, essentiellement, sur deux thèses : l'une d'origine aristotélienne, concernant la structure et l'articulation de la connaissance ; l'autre, néoplatonicienne (héritée à travers le Pseudo-Denys l'Aréopagite), portant sur la connaissance et l'inconnaissance de Dieu. Fort de l'aristotélisme chrétien triomphant en Occident, Barlaam entend inculquer à ses interlocuteurs hésychastes la théorie de la connaissance selon Aristote, en partant de la connaissance sensible, à travers les opérations de l'"intellect passif" et de l'"intellect actif", afin de leur faire accepter le rôle souverain du concept, "donc aussi, tout le régime de la connaissance conceptuelle", en théologie. Confrontée aux données traditionnelles de la théologie orientale (en commençant par les Cappadociens), cette vision de Barlaam rétrécissait considérablement le sens biblique, liturgique et spirituel de la "vie en Dieu". D'autre part, le même Barlaam insistait fortement sur la conception aréopagitique de l'incognoscibilité de Dieu, pour conclure à l'impossibilité d'une connaissance réelle, directe de Dieu, fut-elle expérience mystique. Cette dernière reste elle aussi, tout au plus une connaissance "symbolique" (ce qui équivaut à une moindre réalité dans le système de Barlaam) et indirecte.

Or, de toute évidence, le réalisme intransigeant de la théologie vécue des hésychastes, leur sens intime de l'expérience spirituelle concrète, s'accomodaient mal du discours abstrait tenu par leur adversaire venu de l'Occident. Le débat engagé fit, dès lors, une place capitale au thème de la connaissance de Dieu, et plus exactement à ce qui s'appelle apophatisme.

Ce terme désigne, dans l'ensemble, un mode de pensée et de connaissance procédant par négation (apo-phasis), par contraste à la connaissance courante axée sur l'affirmation (cataphatique). L'apophatisme intervient, dans les démarches de l'esprit humain, lorsque, de par la différence, l'inadéquation trop radicale entre le sujet (l'homme) et objet (Dieu) de la connaissance, l'affirmation devient trompeuse, elle risque de faire croire à une égalité entre les deux termes.

(Notons en passant, que la même attitude "apophatique" se rencontre sous certaines formes, dans le domaine de la connaissance mathématique ou microphysique, lorsqu'il s'agit de parler d'objets dont on ne peut pas se faire une image, qui sont irreprésentables).

       

Répétons-le, pour la spiritualité orientale (on devrait dire la spiritualité chrétienne tout court) "connaître Dieu" ne signifie pas un "important chapitre" de doctrine théologique, ni même un "problème grave", mais tout simplement une question de vie ou de mort.

C'est que la mémoire de l'Eglise d'Orient a davantage conservé que l'Occident chrétien, le souvenir des disputes et de recherches ecclésiales concernant la nouveauté de l'Incarnation comme un commencement absolu pour la pensée et la vie de l'homme. Le combat d'un    Athanase contre Arius, par ex. engageait tout autre chose qu'un choc de doctrines différentes, l'une essayant de l'importer sur l'autre :   car si le Christ n'est vraiment consubstantiel à Dieu disait Athanase, si donc Dieu n’est pas réellement ”venu au monde”, alors ”rien ne s' est passé": le cycle de la désespérance reprend. Dans cet horizon de sens et de la vie, la connaissance de Dieu engage le plus profond de la destination de l’homme.

Or, s'il y a bien une vérité, une évidence absolue, c'est que Dieu est inconnaissable en soi. Prétendre le contraire, ce serait réduire tôt, Dieu à un concept philosophique. Ce premier affrontement, au niveau de la connaissance conceptuelle précisément, conduit au premier stade de l'apophatisme :

 

a. La Théologie négative. Avant de présenter brièvement la ”critique” hésychaste de la théologie négative, soulignons l'esprit de l'apophatisme selon la tradition orientale. Si la théologie occidentale a pris connaissance relativement tard des écrits aréopagitiques et leur est resté redevable pour sa compréhension de l'approche négative du mystère de Dieu, l'Orient avait déjà constitué sa vision théologique (grâce à Macaire, aux Cappadociens, aux Alexandrins) avant l'apparition du Pseudo-Denys. L'apophatisme de la tradition orientale est essentiellement, d'inspiration "johannique" : entre le "Nul n'a jamais vu Dieu" (Jn. 1,18) et "Nous avons vu sa gloire" (Jn. XX 1, 14) s'inscrit déjà le tracé futur de la spiritualité apophatique de l'Orient.

Ne perdons pas de vue, non plus, l'importance de l'époque des grands conciles œcuméniques qui marquent à jamais la vie de l'Eglise orientale. Le Christ est reconnu comme lieu de la connaissance de Dieu et cette connaissance constitue donc la valeur fondamentale de la vie chrétienne. Combien de fois cite-t-on les paroles de St. Jean : "La vie éternelle, est qu’ils Te connaissent, toi le seul véritable Dieu, et ton envoyé Jésus-Christ" (Jn. 17, 3) !

Et il faut se souvenir qu'en grec, langue du 4ème Évangile, le mot "gnose" (gnōsis) ne désigne pas une connaissance abstraite. Il va avec genesis (génesis), naissance : la connaissance est corrélative d'une "renaissance". Je ne connais bien qu'en "devenant" ce que Je connais ; sinon, je reste toujours "étranger" à l'objet de ma connaissance.

Après l'arianisme, mettant en question la réalité de l'Incarnation, une autre grande controverse théologique se déclare autour de l'eunomianisme, ayant directement trait à la connaissance de Dieu par l'intellect humain. Pour Eunome, Dieu en son essence même, est parfaitement connaissable : Il est le "non-né", le "sans-origine" (in-originé) et en disant cela on comprend réellement Dieu. On reconnaît sans peine dans les postulats d'Eunome un projet philosophique de type classique : en effet, cette période conciliaire et patristique parcourt au fond, la confrontation entre le nouveau logos du christianisme et la philosophie du monde. La riposte des Pères Cappadociens a beaucoup insisté sur le fait que Dieu est à la fois cognoscible et incognoscible. On peut participer à sa vie et on ne peut pas parce qu'Il est au-dessus de toute participation. On accède ainsi non pas à une "aporie" (impasse pour l'intelligence), mais à une antinomie (les deux termes étant à la fois irréductibles l'un à l'autre), ouverture de l'intelligence vers son au-delà. Reconnaissant que Dieu est au-delà de l'intellect, et continuant quand même d'en parler, l'intellect ne peut le dire que "négativement". Il est plus conforme à sa transcendance de dire ce qu'il n'est pas, que de le définir par des affirmations qui risquent de le retenir, de l'enfermer dans le langage et le monde des hommes. Les définitions appliquées à Dieu et prélevées sur la réalité créée, peuvent tout au plus être utilisées par analogie ; il reste cependant, plus vrai à dire, - si un être est ”bon”, ”grand”, ”puissant” - que Dieu n’est en lui ni ”bon”, ni ”grand”, ni ”puissant” : non pas par défaut, mais parce qu’il est bien au-dessus de tous ces noms. La formulation systématique et puissante de cette théologie ”par voie de négation" fut le fait des ouvrages aréopagitiques (ainsi appelés d'après leur mystérieux auteur - Ve - VIe S. - qui voulait se faire passer pour Denys l'Aréopagite le disciple de St. Paul). D’une façon conséquente, ces écrits écartent toute qualification positive attribuée à Dieu pour l’approcher dans le ”ténèbres suressentielles” ou le demeure.

D'ici l'abondance des termes construits avec l'a initial, ou l'hyper, en grec (en latin : in et supra : incognoscible, inaccessible, lumineux, sur-bon, suressentiel ...) Néanmoins, et malgré l'épreuve extrême à laquelle elle soumet l'intellect humain, la théologie négative reste toujours une voie intellective. Elle s'applique à reconnaître ses limites une fois confrontée à Dieu, - mais elle ne se transcende pas pour le saisir. On ne s'étonne pas alors, si Palamas avec toute la tradition hésychaste qui n'est pas précisément une école de dialecticiens, ne peuvent pas se contenter de la théologie négative comme du dernier mot sur la "connaissance mystique" de Dieu.

Et Grégoire Palamas répond à Barlaam : ”Nous savons que l'intellect comprend toujours ce que la théologie négative nie. Avec elle on descend, on ne monte pas vers le mystère dernier".

Puisque ces spirituels n'étaient pas des raisonneurs mais des "passionnés", brûlant du désir de l'Incréé, l'apophase devient une opération vivante : on accède alors, à un deuxième stade qu'on pourrait appeler :

 

b. L'Apophatisme existentiel2

 

Le dépassement "par voie négative" ne se limite pas, cette fois-ci, au seul niveau de la connaissance intellectuelle. C'est la "vie intérieure" dans sa stabilité cohérente qui est appelée À se connaturaliser au silence, à reconnaître, autrement dit, qu'aucune pulsion, aucun affect, aucun mouvement antérieur non plus ne peut tenir "Dieu". Grégoire de Nysse disait déjà : "tout concept de Dieu est idole. Dieu est connu dans le saisissement".

Pour cela, il faut rendre homogène mon être intérieur à l'hésychia. Ceci implique le long labeur de la "libération des passions", la "pureté du cœur", la ”sobriété" (état éveillé) du mental.

Ce dernier terme nous révèle un aspect pratique, pratiquement oublié, des fonctions intellectuelles en tant que partie intégrante de la vie de l'être, et non seulement en tant qu'opération spécifique. Or, le mental comporte un "cinéma antérieur", un flux continu d'images plus ou moins cohérentes en lesquelles l'esprit humain peut se complaire et s'  « illusionner » comme sous l'empire d'une drogue.

L'apophatisme existentiel rend "nu" l'être intérieur qui se dispose alors à accueillir l'abîme du Vivant éternel : l'abîme appelle l'abîme. Un texte de Grégoire le Sinaïte (cf. Jean Gouillard, Petite Philocalie de la prière du cœur, p. 244), éclaire bien cet apophatisme existentiel : "Si donc nous voulons découvrir et connaître la vérité sans risque d'erreur, cherchons à n'avoir que l'opération du cœur absolument sans forme ni figure, à ne refléter dans notre imagination ni forme ni impression de soi-disant choses saintes, à ne contempler aucun, lumière (l'erreur, au début surtout, a coutume d'abuser l'esprit des moines expérimentés par ces phantasmes mensongers). Efforçons-nous de n'avoir d'active en notre cœur que l'opération de la prière qui réchauffe et réjouit l'esprit et consume l'âme d'un amour indicible pour Dieu et pour les hommes. Et l'on pourra voir naître de la prière une grande humilité et contrition, s'il est vrai que la prière est, chez les débutants, l'opération spirituelle infatigable de l'Esprit qui, au début jaillit du cœur tel un feu joyeux et à la fin opère comme une lumière de bonne odeur" (L'ensemble de l'œuvre de St. Grégoire le Sinaïte, synthèse puissante de la tradition spirituelle orientale, est à consulter pour comprendre l'esprit et le langage du XlVe s. hésychaste).

Ce deuxième stade de l'apophatisme repose le problème de la connaissance de Dieu au-delà de l'approche "classique" de la théologie négative. On pressent maintenant que "connaître le Dieu Vivant" signifie un "crucifiement" de l'intellect, précisément au nom de la Résurrection apportée par le Christ. L'apophase dévoile ici, son sens ultime : nous appellerons ce troisième stade :

c. L'Antinomie apophatique

 

En quelque sorte, la part personnelle de Grégoire Palamas est plus sensible à ce niveau de formulation doctrinale. Il a conscience d'avancer dans une région relativement nouvelle du langage humain ayant trait au mystère de Dieu (nous disons "langage théologique" car, on tant qu'expérience spirituelle, cette vérité était depuis longtemps consignée par la tradition) et de devoir l'accréditer auprès des interlocuteurs pas toujours disposés à vraiment écouter ce qu'il voulait dire. Et qu'est-ce qu'il voulait dire ? Rien d'autre, en un premier temps, que la parole même du désir vivant de Dieu jalonnant l'itinéraire de l'homme tout au long de l'Ecriture : "Montre-moi ta face. Dis-moi ton Nom". - Fais-moi, de grâce, voir ta gloire" (cf. Exode, 33,18)

Et quand Dieu se nomme lui-même (Grégoire Palamas est sensible à ce message de la Révélation), il ne se définit pas par référence à un nom "extérieur" qui aurait pouvoir de le signifier. En linguistique moderne, nous dirions qu'il est à la fois le signifié et le signifiant : "Je suis Celui qui suis" (nous traduisons, dans nos idiomes modernes "Celui qui est"). Plus profondément encore, cette parole dévoile la vérité sur l'essence de Dieu. Celle-ci n'est pas abstraite ; elle dépend de son existence. Chez ”Lui”, l'existence ”enveloppe” l'existence. En disant : ”Je suis Celui qui suis (qui est)”, c'est le ”Vivant” qui (se) nomme Dieu. D'ici la réticence de tradition orientale en général, de Palamas en cette occurrence particulière, devant les disputes théologiques abstraites, De Deo uno, De ente et essentia etc. Il en résulte que ce Dieu Vivant, que personne ne peut nommer d'un nom de créature, personne ne peut, non plus, connaître en Lui-même. ”Dieu nul ne l'a vu.” Et pourtant, ”nous avons vu sa gloire”. L'abîme infranchissable entre l'Incréé et le créé a été franchi par l'Incarnation dans l'économie de Jésus-Christ. Dieu n'en est pas pour autant "réduit" à un homme. Car cet homme, Jésus-Christ, est Dieu. Tout le mystère de Dieu habite en lui, - en tant que mystère. C'est cette antinomie qui fait dire à Grégoire Palamas alors qu'il présente la doctrine hésychaste : ”Il est propre à toute théologie qui veut respecter la piété, la foi vraie, d'affirmer tantôt une chose, tantôt une autre, lorsque les deux affirmations sont vraies. Quant à se contredire dans ces affirmations, cela ne convient qu'aux hommes complètement privées d'intelligence." Autrement dit, cette antinomie n'est pas une contradiction (Quelque chose comme : ce carné est rond). Elle signifie, cependant, qu'on se trouve devant une réalité qui exige de notre esprit une sorte de "crucifiement", de présence simultanée à deux "affirmations" incompossibles de par et qui doivent être tenues ensembles.                    

Cette antinomie - Dieu est à la fois connaissable et inconnaissable - se rattache au "cœur théologal" de la doctrine hésychaste. La "connaissance" se transmue en "vision déifiante" : ce sera notre dernier point à étudier.

 

3. „Connaissance” – Vision de Dieu”

 

La déification

 

A vrai dire, ni "connaissance" ni "vision" ne peuvent être invoquées ici selon leur sens courant. Nous atteignons ici aux limites du parler humain. Ici les mots ne retrouvent leur sens qu'après avoir accepté, d'abord, de le perdre : après ils nous reviennent, en quelque sorte, "d'ailleurs". Grégoire Palamas le sait mieux que n'importe qui, lui qui disait : "... même si on l'appelle métaphoriquement connaissance, une telle union déifiante est au-delà de toute connaissance. Elle n'appartient pas, non plus, au domaine de l'intelligible. Elle se situe également au-delà de l'inconnaissance. Et quel que soit le nom qu'on puisse lui donner - vision, connaissance, illumination - elle n'est rien de tout cela (Troisième traité, Triade post.) Et pourtant, c'est avec ces mots de tous les jours, inadéquats certes, mais évoquant aussi ce qui les dépasse ("Voir" par ex. implique non seulement le fait que je vois, mais également je suis vu) qu'il nous faudra continuer de parler. On pourrait relever dans l'ensemble de ce thème, quelques points de repère qui nous conduiront au but.

 

a. Participation

 

Nous ne pouvons pas omettre de dire quelques mots à propos de ce terme par excellence grec, assez souvent rencontré chez Palamas. Il l'utilise dans un horizon de sens de l'héritage platonicien. Pour Grégoire Palamas, la participation est une opération vécue, et non un concept abstrait, fondée sur une ”condescendance”, une communication concrète de Dieu qui rend ainsi la créature apte à "entrer" dans la vie incréée.

 

          b. Prophétisme eschatologique

         

Une telle communication - communion avec Dieu soulève, dans la vision chrétienne, le problème de la ”fin des temps”. C'est en effet, une consommation du temps (fut-il du "temps personnel") que cette entrée dans l'incandescence absolue du Vivant.  Mais comment faut-il entendre ? Quel ”valeur” théologique lui reconnaître ? Est-elle seulement réalisable en tant qu’anticipation ? Pour un tenant de la tradition orientale, la réponse serait, bien sûr, immédiate - et Grégoire Palamas notamment, l'a très clairement démontré. Le fait de l'Incarnation selon les paroles de Maxime le Confesseur, que ”la fin du monde est arrivée jusqu'à nous” : Il dépend de nous désormais, de l'assumer. C'est même, le sens majeur de la vie chrétienne ou qu'elle se déploie, au cœur du monde, ou dans le recueillement de la solitude. Si, en effet, durant l'Ancien Testament, le prophétisme préfigurait la venue du Christ, l'annonce prophétique ne prend pas fin pour autant. Dans la nouvelle Alliance. Elle consiste précisément dans l'annonce de l'eschaton à venir, manifestée par tous ceux qui, "vivant de la vie "de Dieu", préparent, secrètement, l'avènement de la grande Résurrection finale. Exprimé dans le langage d'un audacieux réalisme théologique de l'Orient, cette "entrée anticipée" dans la vie à venir est appelée :

 

c. Déification

 

Présence "consommée" – autant que possible – de Dieu en l'homme ; entrée - fut-elle silencieuse - de l'homme dans la règne de liberté, de connaissance, d'amour voulu par Dieu, - la déification est l'œuvre de celui qui rejoint l'intériorité de l'être créé à l'abîme incréée de Dieu : l'Esprit-Saint.

Afin de rendre compte (ainsi que l'exige les cas de la controverse ...) du sens théologique de la déification opérée par l'Esprit, Grégoire Palamas proposa une notion - une valeur plutôt - qui représente, en quelque sorte, l'élément théologique capital à ce niveau de la doctrine : la grâce incréée.  

Tâchons de rendre son approche aussi simple que possible. Les hésychastes, par la bouche de Grégoire Palamas, continuent à se poser le problème "ultime", celui de l'union avec Dieu, de la "déification", et ceci dans un horizon de réalisme théologique total. Le Dieu vient qui me déifie par l'Esprit-Saint, agit par une opération de grâce, de gratuité, non de nature. C'est Dieu qui se donne ; c'est une réalité qui vient de Lui, qui a en Lui, une sorte d'existence objective. Car si cette grâce n'est pas Dieu, elle ne me déifie jamais, ce n'est pas Dieu qui se communique à moi. A l'intérieur de la controverse, cette position répondait à la théorie de la "grâce créée" représentée par ses adversaires : Dieu "produit" en nous des états nouveaux, meilleurs, supérieurs, mais qui ne peuvent pas être appelés incréés" (il faut noter, en cet endroit, que finalement, Barlaam fut un assez médiocre théologien. La véritable théologie occidentale, peut entrer dans un dialogue autrement capable d'enrichissement mutuel avec l'hésychasme, qu'il ne fut fait par les adversaires de Palamas au XIVe s.)

Or, pour le réalisme absolu des hésychastes, si la grâce n'est pas incréée, ce n'est pas Dieu qui se communique. Je peux devenir le plus grand prophète, docteur, apôtre, … cela ne m'intéresse pas. Je suis tenu à devenir Dieu depuis que Dieu est devenu homme. Grégoire Palamas est amené à formuler une sorte de distinction – sans séparation – entre essence et grâce incréée en Dieu. De même que Je distingue Unité-Trinité, de même qu'en Jésus-Christ, je distingue Homme-Dieu, cette antinomie apophatique correspond à une réalité objective en Dieu, attestée par tout le témoignage de la Révélation. Dieu ne peut être vu en Lui-même, même des anges, Il ne serait plus Dieu. Et en même temps, Il peut être vu, non en Lui-même, dans son essence, mais dans ses énergies, ou grâce incréée. Énergies incréées (du grec energeia, ce qui est en acte, réalisé, ce qui dévoile l'être toujours voilé de Dieu). Ces énergies incréées sont la grâce incréée de Dieu. Grégoire Palamas prétend n'être, dans ces affirmations, qu'un témoin de la tradition. Il cite St. Basile : "Si les énergies descendent jusqu'à nous, l’essence reste absolument inaccessible" ; St. Jean Damascène, qui fait la différence entre l'essence inaccessible et ce qui est auprès d'elle ; Il rappelle St. Paul :"Car ce qu'on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste. Dieu, en effet, le leur a manifesté" (Rm. 1, 19) Et Palamas lui-même écrit : "Puisque l'on peut participer à Dieu et puisque l'essence suressentielle de Dieu est absolument imparticipable, il y a quelque chose entre l'essence imparticipable et les participants qui leur permet de participer à Dieu. Et si tu supprimes ce qui est entre l'imparticipable et les participants - ô quel vide ! - " (et dans ces mots, on entend le cri d'un homme qui sait d'expérience ce qu'il dit) "tu nous sépares de Dieu", continue Grégoire Palamas, en détruisant le lien et en établissant un grand et infranchissable abîme entre Dieu d'une part, et la création et le gouvernement des créatures, de l'autre. Il nous faut alors  chercher un autre Dieu qui ne possède pas seulement en Lui-même sa propre fin, sa propre énergie et sa propre déification, mais qui soit un Dieu bon - car ainsi II ne Lui suffira plus d'exister seulement pour la contemplation de Lui-même, - non seulement parfait mais  dépassant toute plénitude ; ainsi, en effet, lorsqu'il voudra, dans sa bonté, faire le bien, Il le pourra ; Il ne sera pas seulement immobile, mais se mettra en mouvement ; Il sera ainsi présent pour tous avec ses manifestations et ses énergies créatrices et providentielles. En un mot, il nous faut chercher un Dieu qui soit participable d'un, façon ou d'une autre, afin qu'en y participant chacun de nous reçoive, de la façon qui lui est propre et par analogie de participation, l'être, la vie et la déification (St. Grégoire Palamas, Triades III. 2, paragr. 24).

Ne fut-ce que du point de vue de la connaissance théologique, ce terme de "grâce incréée" marque une nouveauté, pour ne pas dire un progrès. Fait très remarquable, d'abord parce qu’il permet de situer le courant hésychaste et le mouvement palmiste comme une réalité créatrice dans l'ensemble de la doctrine théologique orientale. On a souvent parlé de l'immobilisme" de l'Orient, surtout orthodoxe, monastique, par rapport au mouvement d'idées, d'actions, de production abondante caractéristique de la culture théologique occidentale à partir des 12e - 13ème siècle. Face à cette superproduction, l'Orient paraissait étrangement immobile, quasi étranger à l'esprit de recherche. Ceci bien sûr, et en partie du moins pour des raisons historiques, en particulier l'occupation par les Turcs qui entraîne fermeture d’une histoire qui, à la même époque s'ouvre, en occident, sur la Renaissance, la grande aventure des découvertes d'outre-Mer, les révolutions de l'esprit. Lorsque le progrès se dessinait en Occident, en Orient la théologie semblait rester statique. Il est incontestable que l'ambiance culturelle de l'Occident, c'est presque sa "grâce" était autrement puissante et créatrice. Et pourtant, cela est moins sûr en profondeur. Le courant hésychaste, par ex[emple], perpétuait la tradition théologiquement créatrice l'Église universelle inscrite dans les 7 premiers conciles œcuméniques. Pour l'Eglise d'Orient, ces conciles n'ont jamais été une "institution" ecclésiastique dont le rôle aurait été d'aménager la vie administrative et sacramentelle des fidèles, mais des organes de connaissance et d'expression théologiques unanimes du mystère de Dieu Incarné. Leur but restait essentiellement celui d'une théologie vécue. Et si l'on retraçait une sorte de diagramme de ces conciles, quelque chose d'intéressant en surgirait : une sorte de dialectique et d'ordonnance interne des sept grands conciles.

Le premier, le concile de Nicée en 325, s'affrontait à un problème majeur : la consubstantialité pré-éternelle du Père et du Fils- Si Jésus-Christ n'est pas consubstantiel au Père, du même plasma" que Dieu pour ainsi dire, ineffable Lui-même, ce Fils, le Christ, ne communique pas intégralement Dieu, ne consomme pas le mystère de Dieu pour moi, homme. D'où l'importance de ce premier concile : il ouvre le cycle christologique de l'Eglise, cycle qui se referme - toujours à Nicée, fait très éloquent - en 787, avec le septième concile œcuménique. On y discutait, cette fois, de l'iconographie et, à travers elle, de la "consubstantialité" de l'image du Fils et de l'image humaine représentée dans l'icône. Est-il licite, ou seulement possible, de représenter Dieu ? La première consubstantialité éternelle se retrouvait gr au niveau humain ; et le deuxième concile de Nicée achève ce grand cycle christologique en "appliquant" cette image éternelle au visage de l'homme. L'image du Christ peut être représentée licitement, de manière "orthodoxe", par une image d'homme, car l'homme a récupéré son visage. L'image devient possible. Le cycle commencé avec la contemplation de l'image éternelle s'achève avec la contemplation de l'icône, image d'homme, image de Dieu : il y a mystérieuse continuité entre les deux conciles.

Dans l'intervalle, il y avait eu un moment crucial, le 4ème concile, celui de Chalcédoine qui a vraiment scruté le mystère prophétique de l'Incarnation ; en définissant le lien supra-rationnel entre la nature divine et la nature humaine du Christ, dans les quatre notions qu'on pourrait disposer en forme de croix : sans vision - sans séparation - sans confusion - sans changement.

Le cycle christologique s'achève donc au 7ème concile avec l'acceptation de l'image de l'homme et l'assimilation de l'Incarnation au plus profond de l'homme. Dieu inhabite l'homme. Une fois ce cycle terminé, l'Eglise oriental le continue dans sa profondeur et l'achève par le cycle pneumatologique. Une fois le du Christ bien assimilé, l'Eglise peut expérimenter celui de l'Esprit-Saint. Nous reconstituons évidemment avec du recul ce qui était donné dans la vie, mais nous retrouvons toujours cette obsession magnifique de l'Esprit-Saint dans la théologie orientale.

Très tôt après vient Saint Syméon le Nouveau théologien qui parle de mystère de l'Esprit, de déification, transfiguration, lumière ... Puis le courant hésychaste et palamite, qui a la faveur de la controverse, aboutit à la notion de grâce incréée, expression d'une théologie de l'Esprit-Saint, enfin manifestée désormais. Ces énergies incréées expriment une réflexion théologique continuatrice de celle des conciles, créatrice par rapport à la tradition ; elle la prolonge, tout comme les conciles s'étaient prolongés l'un l'autre. Et aussi ce mystère de l'Esprit-Saint représente une poussée encore plus loin de ce qui touche à l'endroit le plus intime de l'interconnexion, du lien entre l'homme et Dieu qui vient assumer la créature peur la déifier. De cola, les théologiens, les hésychastes ont eu une conscience intense. Même sur le plan de l'histoire des siècles quand ils étaient engagés dans la controverse, ils ont compris leur place dans le déroulement des doctrines et l'ont exprimée avec une sorte de tranquille assurance, nous l'avons vu, au début de ce texte représentatif, le Tome Hagioritique, manifeste des moines de l'Athos : "Les doctrines qui aujourd'hui sont un héritage commun qui sont connues de tous et ouvertement annoncées, n'étaient, sous la loi ancienne, que des mystères accessibles par avance aux seules visions des prophètes. D'autre part, les biens que les Saints annoncent pour le siècle à venir constituent les mystères de la société évangélique, car l'Esprit rend les saints dignes de la vision et ils reçoivent ces biens et les voient par avance en qualité de prémices". C'est toujours la perspective d'une eschatologie réalisée par l'Esprit-Saint, la conscience d'opérer une œuvre prophétique, dans le prolongement du Nouveau Testament, manifestée ici par ce terme nouveau : Énergies incréées de l'Esprit. Et d'un point de vue symbolique, comme illustration de cette attitude, il n'est pas étonnant que l'hésychasme ait explicité au 14ème siècle, ce qui était toujours présent comme valeur centrale dans la théologie orientale : la fête de la Transfiguration.

Elle était passée en Occident à la faveur des échanges et des voyages, surtout par l'intermédiaire des moines qui venaient à Rome ou en Italie du Sud, mais elle y était restée une fête mineure. Elle ne fut étendue, assez curieusement, à l'ensemble de l'Eglise occidentale que plus tard par un décret pontifical et à l'occasion de la victoire du roi de Hongrie, Jean Hunyade, sur les Turcs, à Varna en Bulgarie, le 6 août 1444.

En Orient, elle était restée une fête capitale. C'est qu'elle correspondait à cette aspiration johannique : "Nul n'a vu Dieu ..." et parce que, on peut le dire, le Prologue de St. Jean est comme l'évangile de la Transfiguration. Parce que nous y avons "vu sa gloire", ses énergies incréées, avant la Résurrection, la Transfiguration est comme l'anticipation de ce mystère total de la Résurrection que nul n'a vue en tant que phénomène. D'autre part, on y voit comment les trois disciples participent dans leur corps, avec leurs yeux corporels, à cette réalité ouverte par l'Esprit sur le Thabor. C'est l'instant fulgurant où l'homme, capax Dei, capable de Dieu, peut participer à cela, Transfiguration dans son corps, en attendant que tous les êtres en deviennent réceptacle après la Résurrection ouverte à tous : "cependant, dit Grégoire Palamas, bien que ceux qui en sont dignes reçoivent la grâce et la force spirituelle et surnaturelle, ils perçoivent par les sens aussi bien que par l'intelligence ce qui est au-dessus de tout sens et de tout intellect. Autrement dit, s'ils ont vu la lumière sur le Thabor, ce n'est pas qu'elle était plus „forte” que la lumière habituelle, au contraire, c'est parce qu'elle était celle de la Gloire du Dieu vivant et que ce sont les sens des Apôtres qui ont changé et ont été rendus dignes de cette vision. „Cela n'est connu que de Dieu et de ceux qui ont eu l'expérience de Sa Grâce.” Voici de nouveau l'insistance sur la Grâce qui ”parle” à l'homme et le rend digne d'expérimenter le mystère de Dieu, de le goûter, non pas seulement par un acte d'intelligence. Vécue dans ce cadre doctrinal, c'est bien une expérience véritablement prophétique.

 

Conclusion : l'hésychasme dans l'histoire « ouverte »

 

On peut donc reconnaître que ce 14ème siècle fut un tournant capital dans la vie de l'Eglise orientale, et marqua un moment extrêmement créateur de son histoire. Désormais, on avance vers ce mystère à venir de la déification par l'Esprit-Saint. Ni en Orient, ni en Occident, on ne verra plus pareille création théologique et c'est pourquoi l'Eglise orthodoxe a proclamé la sainteté de Grégoire Palamas et a confirmé la doctrine hésychaste, non sans avoir à la justifier de temps à autre, surtout aux yeux de l'Occident fortement marqué, à l'époque et depuis par une libre doctrine scolastique dont le vocabulaire différent rendait difficile le dialogue effectif (même si on disait la même chose quant au fond ...) Le malentendu était inévitable de deux côtés. On passait tout de suite de la confrontation doctrinale, qui faite au nom de Dieu aurait pu se dérouler dans des sentiments fraternels, à une attitude passionnelle. Mais ce moment est dépassé et on reconnaît maintenant dans la doctrine hésychaste un dépôt théologique exceptionnel avec une valeur d'universalité qui est loin d'avoir épuisé toutes ses implications.

A la fin de la controverse du 14ème siècle, l'hésychasme était donc intégré à la vie de l'Eglise comme une doctrine vécue par ses spirituels. Car, si jusqu'à aujourd'hui, en Orient, on a la conviction que l'Eglise a toujours besoin d'évêques pour structurer sa vie, sa communauté et sa doctrine, on croit bien davantage encore à la nécessité des témoins, des prophètes qui vivent dans le tréfond de son âme et de son esprit et créent ce prophétisme du Dieu vécu. Et voici que maintenant, après avoir cheminé dans le secret, l'hésychasme s'ouvre et explose au grand jour, fait qui n'est pas dénué de signification. On pourrait en retracer une sorte de schéma

"dialectique", sans, bien sûr, penser à Hegel, chronologiquement disposé à quatre siècles d'intervalle :

10ème siècle : Fondation de l'Athos, le lieu-fort de la vie monastique oriental, cheminement silencieux de la Tradition : thèse

14ème siècle : Controverse hésychaste suivie d'une manifestation de la doctrine et la pratique au grand jour de l'histoire : anti-thèse

18ème siècle : Évènement important de la publication de la "Philocalie" par Nicodème l'hagiorite, transmission nouvelle en Roumanie, Russie et ailleurs, présence dans la vie du peuple (cf. le pèlerin russe) la culture et le devenir de l'histoire : synthèse

On se souvient que cette œuvre fut publiée à Venise, sur les presses des imprimeries grecques établies en 1782, dans cette ville. Sa préface due à Nicodème, témoigne bien que les promoteurs de cette restauratio philocalia avaient une claire conscience de la portée de leur œuvre : „Le livre qui paraît”, proclame-t-il non sans enthousiasme, et le trésor de la sobriété, la sauvegarde de l'intelligence spirituelle, le guide mystique de la prière de l’esprit, le modèle éminent de la ”vie active”.

Très peu de temps après, le Staretz Païsié Vélichkovsky (1722 - 1794), établi en Roumanie après son séjour à l'Athos, la fait traduire en Slavon et un peu plus tard, en Roumain. Devenu abbé du grand monastère de Neamţ en Moldavie, il veillait sur une monde monastique complet de quelque mille cénobites et ermites. (Notons en passant, que l'Eglise de Roumanie imprimait, depuis le 17ème siècle, des livres en arabe pour le Patriarcat d'Antioche). Ainsi traduite en Slavon, la Philocalie se dirige vers son destin russe. Plusieurs éditions s'en suivirent en Russie au cours du 19ème siècle. C'est cette œuvre qui assura le mouvement des staretz - vieillards, pères spirituels, abbas - grandes figures spirituelles et sociales" dans le courant du 19ème siècle russe tellement tourmente. Ils menaient une sorte de "combat invisible” à l'intérieur de la Russie déchirée entre son présent et son avenir. Les Staretz entendaient instaurer et maintenir à l'intérieur même de la vie du siècle l'anamnèse, le souvenir de Dieu, la prière du cœur. Ils visaient ainsi à une sorte de personnaliste radicale de la foi, le vivant et la proposant aux autres comme un acte profondément enraciné dans la personne humaine au moment même où celle-ci allait être bouleversée, et l'Eglise méconnue. On pourrait relever ce passage ou Païsié lui-même situe, on ne peut plus clairement, sa mission : "Sachez que l'œuvre divine de la sainte prière spirituelle fut l'occupation constante de nos anciens Pères théophores et que semblable au soleil, elle a resplendi parmi les moines aussi bien dans de nombreux ermitages que dans les monastères où l'on pratiquait la vie cénobitique, au mont Sinaï, chez les solitaires de l'Egypte et du désert Nitrique, à Jérusalem et dans les monastères situés aux environs de cette ville, bref dans tout l'Orient, à Constantinople, au Mont-Athos, dans les îles de l'archipel et enfin en ces derniers temps, par la grâce du Christ dans la grande Russie". On peut suivre dans ce passage toute la continuité d'une tradition, mais aussi une incidence d'actualité, une volonté humble et ferme, de rendre à la spiritualité hésychaste, sa fonction de ferment secret de la présence et du destin chrétien dans le monde, puissance transfigurante de n'importe quelle forme de vie et d'activité humaine.

C'est pourquoi ces spirituels, malgré leur attachement aux forces visibles de l'Eglise, n'espérait pas le salut des institutions sociales, ils n'identifiaient pas la victoire de l'Agneau, mystère eschatologique de la vie de l'Eglise, avec le concept de "civilisation chrétienne", figée et dominatrice. Ils prenaient sur eux le côté silence de la vie de l'Eglise, si bien qu'il leur fallait, en quelque sorte, vivre sous le coup d'une rupture du temps historique.

         Et alors renaît, dans le courant de ce 19ème siècle déchiré, le thème du Pauvre, du Pèlerin.

La littérature hésychaste connaît une œuvre singulière : Les récits d'un Pèlerin russe (cf. traduction française de Jean Laloy). C'est une extraordinaire ouverture, simple, humaine, légère - et très rigoureuse - sur l'univers de la Philocalie, une sorte de clef que donne une vue intérieure de ce que peut être l'hésychasme dans la vie même du monde. Son secret reste, pourtant, toujours au cœur où se joue le destin de Dieu dans le monde ; le destin de l'homme en Dieu. "Qu'est-ce qu'un cœur chrétien ?" se demande Isaac le Syrien. "Un cœur qui s'enflamme de charité pour la Création entière, pour les hommes, pour les oiseaux, pour les bêtes, pour les démons, pour toutes les créatures. Un tel homme ne cesse de prier aussi pour les animaux pour les ennemis de la vérité, pour ceux qui font du mal, afin qu'ils soient conservés et purifiés. Il prie même pour les reptiles, mu par une compassion infinie qui s'éveille dans le cœur de ceux qui s'assimilent à Dieu". C'est le mot du cœur hésychaste.

 

 

 

 

 

 

 

 

1 Maxime le Confesseur, Centuries sur la charité, traduction et introduction de Joseph Pégon, Sources Chrétiennes 9, Paris, 1945, p. 43, n. 1.

2  Cf. André Scrima, „L'Appophase et ses connotations selon la tradition spirituelle de l'Orient chrétien”, in Le Vide, Paris 1969.